Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/694

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me dis que moi non plus je ne mourrai pas. La peinture séduit un moment par la grossière magie des couleurs ; le marbre seul peut rendre l’idée dans sa fière nudité. Un tableau représente les hommes d’un temps ou d’un pays, leurs costumes, leurs demeures, leurs traits caractéristiques, tout ce qui marque leurs relations avec la terre et ce qui passe ; la statue est l’image de l’homme idéal que rien n’attache à une race, à une époque : c’est le type de l’humanité affranchie de l’accident ; c’est la pure beauté, la perfection même incarnée dans la pierre… Mais je suis folle, n’est-ce pas ? nous dit-elle en s’interrompant tout à coup.

La langue italienne, plus naïve, moins classique que le français, prêtait à sa parole, vibrante d’enthousiasme, une force que je ne puis même faire comprendre, mais qui nous émut malgré nous.

Elle laissa tomber sa tête sur sa main. Le soir était venu, et je vis la première étoile se réfléchir dans ses yeux humides. Comme à Tivoli, de la contemplation du beau qui l’élevait au-dessus de sa destinée, elle retombait en présence de sa condition si triste et si précaire.

— Je vous quitte, nous dit-elle, et vous ne devez pas m’accompagner.

Elle descendit rapidement la colline. Je quittai Rome le lendemain. En pensant depuis à cette femme singulière, il m’a toujours semblé avoir rencontré quelque fille de la Grèce simplement éprise du beau dans la nature, et dans l’art douée de ce sentiment exquis de la forme qu’on retrouvait chez les plus humbles enfans de l’Attique. Je compris alors comment un goût épuré peut être une demi-vertu.

Ce que j’ai su depuis du sort du modèle, je l’ai su par les lettres que m’adressa mon compagnon de voyage, demeuré plusieurs mois encore à Rome. Voici quelques extraits de ces lettres.


Olevano, 8 novembre 1845.

….. Il faut que je te raconte maintenant comment j’ai revu Walther. Je t’ai déjà dit qu’il était devenu plus sauvage que jamais ; on ne le voyait plus au Caffè Greco. Il vivait retiré et évitait tous ses amis. Je comptais aller à sa recherche dans Rome même, quand j’appris, il y a peu de jours, qu’il était parti pour Tivoli avec Marina, et qu’on les croyait mariés. Il avait vendu son tableau de la Fiancée de Corinthe, dont il ne voulait jamais se séparer, m’avait-il dit. Qu’en fallait-il conclure ? Qu’il avait eu un grand besoin d’argent, ou qu’étant désormais heureux avec l’original, il avait moins tenu à la copie ? Je désirais le revoir ; j’allai à Tivoli le demander à l’Hôtel de la Sibylle. Il y avait été en effet ; mais l’arrivée de quelques voyageurs l’avait effarouché, et il était parti pour Subiaco, toujours