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ses sentimens, et qu’il s’efforçait de les rattacher à une idée générale, de manière à s’en faire à lui-même la théorie : c’était donc jusque dans les replis de sa pensée qu’il fallait poursuivre sa passion. Nous lui demandâmes comment cette affection avait ainsi envahi son âme.

— Comment vous l’expliquer ? nous dit-il. L’amour se sent et ne se raconte pas. Comment vous faire comprendre mes impressions successives et le charme qui m’a vaincu ? Elle est belle, c’est tout ce que je puis vous dire.

— Mais, repris-je, qu’aimez-vous donc en elle ? Est-ce uniquement l’harmonie des lignes ? Alors adorez une statue grecque, la forme en est plus parfaite. Cette beauté que vous voulez posséder échappera toujours à vos sens grossiers, car on n’en peut jouir qu’en la contemplant. Supposez qu’il fasse nuit ou que vous deveniez aveugle, que restera-t-il pour vous de ces lignes qui vous fascinent ? Rien. Celui qui veut étreindre la beauté ressemble à l’enfant qui veut saisir la lune. Là est la source de l’insatiable folie de ceux qui ont cru par la passion assouvir la soif du beau qui avait enflammé leur cœur. Si dans ce modèle vous aimez la forme extérieure, le corps, que voulez-vous de plus, puisque chaque jour vous pouvez admirer ses traits et les reproduire par le pinceau ? Jamais, quoi que vous fassiez, vous ne jouirez du beau que par la vue qui en apporte l’image à votre âme.

— Ce que vous dites est vrai, reprit Walther. Et pourtant d’où vient que l’étincelle d’un regard allume notre sang, et que certaines lignes du visage font palpiter notre cœur ? D’où vient que le moindre défaut physique suffise parfois pour empêcher l’amour d’éclore ? L’Indien des savanes sait-il ce que c’est que la beauté du visage et exige-t-il que sa sauvage compagne la possède ? Non, sans doute. Voilà l’homme de la nature. Nous avons, nous autres, un sens de plus, et peintres et sculpteurs nous travaillons à le faire naître ou à le rendre plus délicat. Sans doute cela est bon dans les arts, mais il ne faudrait pas obéir à ce goût du beau quand il s’agit de choisir celle qui ne doit avoir de valeur à nos yeux que par les qualités de l’esprit ou du cœur. Tous ces raisonnemens, je me les suis faits bien souvent. Hélas ! toutes ces belles théories et d’autres encore dont je vous fais grâce, un regard de ses yeux a suffi pour les emporter, et j’ai dû reconnaître le mystérieux empire que la beauté exerce sur l’homme en sentant que je cédais à sa puissance.

Nous discutâmes longtemps sans pouvoir nous entendre ; mais il était facile de voir que l’amour était trop enraciné dans l’âme de l’artiste pour que nos paroles pussent contribuer à le guérir, puisque lui-même voyait mieux que nous les motifs qui auraient dû l’en détourner.