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même impossible en Allemagne et dans votre pays ne l’est pas en Italie. Les hommes du nord ont peut-être plus de force dans la pensée, et en tout cas plus de suite, mais il faut une constante culture pour développer ces facultés ; sinon, elles restent étouffées sous la grossièreté de l’écorce. Les peuples du midi ont une ouverture d’esprit qui leur rend tout facile ; leurs sens, plus vifs, portent à l’âme des impressions plus rapides, plus nettes ; ils comprennent, ils devinent, ils concluent à l’instant. Croyez-vous d’ailleurs qu’il ne serve de rien aux habitans de cette belle contrée d’être les héritiers de tant de civilisations ? Ici, par exemple, les souvenirs des grands artistes de la renaissance et ceux de la Rome antique sont familiers à tous les gens du peuple. Ils marchent parmi les monumens des maîtres du monde, leurs aïeux, disent-ils, et ils vivent en commerce habituel avec les ombres des héros. Voyez ce Colisée que nous parcourons en ce moment. Est-ce donc en vain qu’un peuple peut se dire : Voilà ce que nous faisions quand l’univers était à nous ? Prenez le premier mendiant venu, vivant dans la vermine et dans la poussière à la porte d’un couvent, et il vous parlera de ses ancêtres, les Scipions, les Titus, les Brutus, sans trop distinguer ni les temps, ni les hommes, mais très pénétré de l’idée qu’il y a derrière lui quelque chose de grand, qui inspire encore du respect aux générations actuelles. Demandez au dernier de ces facchini qui il est, et remarquez avec quel orgueil il vous répondra : Io son Romano ! Le contraste entre la condition actuelle et les prétentions des modernes Romains vous paraîtra au premier abord très ridicule, et pourtant n’est-ce rien que ce souffle de grandeur auquel n’échappent pas même les âmes abaissées ? Il ne fait que les gonfler aujourd’hui, demain il les soulèvera. Vous ignorez encore à quel point la servitude dégrade les plus grands cœurs et les plus nobles races. Qui sait les destinées réservées à ce peuple, si jamais le ciel lui accorde un bon gouvernement et la liberté ? J’avoue qu’au-delà des Alpes, Marina, avec ses instincts d’artiste et ses fiertés de Romaine, ne pourrait exister que dans l’imagination exaltée d’un amoureux de vingt ans ; mais ici c’est différent, et vous verrez si je me trompe.

Que répondre, sinon que nous ne demandions pas mieux que de juger par nous-mêmes ? Une autre objection sur un point plus délicat nous venait encore à l’esprit, mais nous n’étions pas assez liés avec notre nouvel ami pour lui faire entendre des vérités trop importunes. Nous lui fîmes seulement remarquer qu’il était bien étrange qu’une personne ayant des goûts aussi délicats et des sentimens aussi élevés voulût continuer à exercer un si triste métier.

— Cela paraît singulier en effet, nous répondit-il ; mais que peut-elle faire maintenant qu’elle est entrée dans cette voie ? Le travail