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— Ce que vous dites est spécieux, répondit à son tour Walther ; mais je ne le crois pas juste. Avant tout, si vous voulez être vraiment un grand artiste, soyez homme. Votre cœur bat-il pour la liberté, pour la patrie ; cette puissance inconnue, la beauté, s’est-elle emparée de votre âme ! écrivez, parlez ou saisissez un pinceau, et si le procédé ne vous fait pas défaut, si le pinceau vous obéit, si vous avez appris à bien traduire votre pensée, ne craignez rien, allez, vous serez orateur, poète ou peintre. Aimer, c’est le ressort de la vie, la source de ce qui est réellement grand, et beau. Aimez une idée abstraite, le devoir, la justice, ou bien un être vivant, peu importe ; mais soyez ému, votre essor s’élèvera d’autant, et dans votre œuvre se retrouvera le cœur de l’humanité. Croyez-moi, les grands artistes d’autrefois ont aimé celles dont ils ont immortalisé les traits, et leur souvenir vivra même quand les toiles seront retournées en poussière comme les créatures d’un jour qui leur ont donné naissance. En adorant leur modèle, ces peintres illustres ne copiaient pas servilement ce que voyaient les yeux de la chair, mais ce que contemplaient et devinaient les yeux de l’âme. Ils effaçaient les imperfections qui déparaient le modèle, ils lui prêtaient une forme plus qu’humaine, ils le transfiguraient par l’amour. Les apparences fugitives qu’on appelle le réel leur échappaient, je le veux : ils négligeaient ce qui marquait trop l’accident, l’individuel ; mais Dieu n’a pas mis dans la matière la suprême beauté que l’artiste poursuit les bras tendus vers l’idéal, cette réalité permanente, la seule vraie. On a dit que la Vénus de Milo était la copie de quelque belle et puissante fille de l’Archipel ; rien n’est plus faux. Pour soutenir cette absurdité, il faut être aveugle ou n’avoir jamais comparé les misères du plus beau corps humain aux lignes harmonieuses et incomparables de la statue. Et Raphaël, a-t-il vu quelque part l’original de ses madones ou de sa Galathée ? Non, jamais : il le dit lui-même dans cette lettre qu’il écrivit au moment où il peignait la Farnésine et où il exprime si bien cette idée qu’il entrevoit et que sa main ne peut rendre. C’est en lui-même, non hors de lui, que l’artiste doit trouver la vraie beauté, le type des choses créées, et jamais sans une passion sérieuse il ne saura s’élever assez haut pour saisir ce reflet de la perfection qui flotte dans les profondeurs de son esprit.

Sesquipedalia verba ! belles paroles ! mais vive la nature ! reprenait mon camarade. Tout votre idéal, rêve d’une imagination exaltée, ne vaut pas un manche à balai peint par Gérard Dow ou un cochon dans la fange brossé par Rembrandt !

Et ainsi se poursuivait jusque bien avant dans la nuit, au milieu des bouffées de tabac, ce dialogue éternel, commencé jadis dans les jardins d’Académus entre Platon, le divin amant des réalités invisibles,