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son fils unique avait été tué d’un coup de couteau au moment où il allait épouser une jolie fille du Transtevere, et elle prétendait que l’assassin avait échappé à toute condamnation par la protection d’un monsignor.

— Barbara, lui dis-je, connaissez-vous ici un modèle, une femme qui est à la fois très belle et très vertueuse, et dont un jeune peintre allemand est épris ?

— D’abord, répondit-elle, de vertu il n’en est plus à Rome ; les birbanti en ont tué jusqu’au germe, et en tout cas il ne faudrait point la chercher chez une femme qui pose dans l’atelier d’un artiste. Cependant je connais bien celle dont vous voulez parler. Il est certain qu’elle n’accorde pas ses faveurs au premier venu. L’an dernier, dans cette même chambre que voici, logeait un peintre français, très beau garçon et surtout si gai et de tant d’esprit ! Eh bien ! sa gaîté, il l’a perdue, et son esprit, et son air de jeunesse aussi : il est devenu triste, morose, silencieux. Il disait à ses amis qu’il avait pris la fièvre ; mais à moi, il m’a avoué que lui, qui ne trouvait guère de cruelles, n’avait pas su plaire à Marina. Dès lors il a pris Rome en horreur, et il est retourné à Paris afin d’oublier son amour et sa peine.

Ces détails excitaient singulièrement notre curiosité. Un soir que, selon notre habitude, nous devisions au fond du Caffè Greco, nous essayâmes d’amener le jeune Allemand à trahir son secret en soulevant la question de savoir si un artiste épris de son modèle peut en faire un bon tableau. Walther n’hésitait pas à répondre affirmativement, et il citait avec feu les noms de peintres célèbres qu’il pouvait invoquer en faveur de sa thèse : Rubens prenant pour modèle sa femme Hélène Fourment, Palma sa fille Violante, Raphaël sa maîtresse la Fornarine, et tous faisant ainsi des chefs-d’œuvre. Mon compagnon soutenait le contraire.

— Tout ce qu’on aime, disait-il, on le voit, non tel que la réalité nous l’offre, mais tel qu’on le rêve. On ne peut reproduire la nature quand le voile de l’enthousiasme vous dérobe ses contours, toujours réglés par une loi qu’on ne peut impunément méconnaître. Prétendez-vous corriger, embellir, transformer le réel, aussitôt vous tombez dans la recherche, dans l’afféterie, dans le faux. Et d’ailleurs l’émotion troublera la vue et fera trembler votre pinceau. « Il est perdu, disait Talma en voyant jouer un comédien habile trop pénétré de l’esprit de son rôle, il est perdu ; le malheureux ! il sent ce qu’il dit. » Du peintre il en va de même : aime-t-il celle qu’il veut peindre, il ne fera rien de bon. Il peut faire un chef-d’œuvre en peignant les traits de celle qu’il a aimée, non de celle qu’il aime encore.