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pour la campagne comme tant d’autres, étaient sans doute à Narni, a Subiaco ou à San-Germano, appliquant à des études d’après nature le talent qu’ils avaient pu acquérir dans les musées. Livrés à nous-mêmes, nous n’avions plus qu’à remplir bravement nos devoirs de touristes. Malgré l’ardeur du soleil de septembre et les menaces de l’aria cattiva, nous visitions tout le jour églises, palais et ruines, et nous ne rentrions qu’à la nuit, épuisés de fatigue et d’admiration. On nous avait recommandé de fréquenter assidûment le Caffè Greco ; c’était le lieu de réunion de tous les jeunes artistes, et on y passait, nous avait-on dit, des soirées charmantes. Comme nous avions pris un appartement via Condotti, à deux pas du fameux café, nous ne manquions pas d’y aller chaque soir ; mais là, comme nous aurions dû le prévoir, nouvelle déception : le café était presque toujours désert. Nous nous consolions de notre solitude en lisant un roman de George Sand, Teverone, que publiait alors un journal français admis dans la ville sainte. Dès huit heures, tous les bruits du dehors cessaient : par les deux arcades qui s’ouvraient sur la rue, nous n’entendions plus que le murmure mélancolique d’une fontaine jaillissant dans la cour d’un palais voisin, et ce bruissement uniforme des eaux donnait je ne sais quoi de solennel et de lugubre au silence qui pesait sur Rome, de bonne heure endormie. Dans ce café, où nous espérions entendre de spirituelles et joyeuses causeries, une tristesse grave s’emparait de nous : il nous semblait que nous étions assis dans quelque cimetière. Nous commencions à comprendre que nous étions dans la cité des morts, et je ne sais comment en un pareil lieu me revint à l’esprit ce mot sévère de Spinoza : vita meditatio mortis.

Un soir pourtant nous vîmes entrer un jeune homme qui vint s’asseoir non loin de nous. Nous étions si impatiens de faire enfin la connaissance d’un des habitués du Caffè Greco, que l’entrée de cet étranger fut pour nous un événement : c’était peut-être un artiste.

Quand il fut parti, nous demandâmes au garçon qui nous servait s’il connaissait ce jeune homme. Il nous dit que c’était un peintre allemand. Ma, ajouta-t-il en levant les épaules d’un air de pitié dédaigneuse, ma è pazzo.

Fou ! Le mot nous semblait bien peu justifié. Nous en demandâmes l’explication, mais nous n’en pûmes obtenir d’autre, sinon que les camarades du jeune peintre le plaisantaient souvent et disaient qu’il perdait la tête.

Le lendemain, quand il revint se placer à une table près de la nôtre, nous remarquâmes en effet qu’il avait l’air préoccupé. Par momens il semblait absorbé dans une rêverie profonde, et un peu après il se parlait à voix basse. Néanmoins, comme il semblait