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argile noire entrecoupée de bandelettes rouges. J’ai remarqué que ces artistes métis s’appliquaient de préférence à reproduire les formes du caïman, l’animal le plus redouté du pays.

Les cabocles qui vivent dans les villes ou dans le voisinage des plantations se font ouvriers ou domestiques ; mais ces lazzaroni du Nouveau-Monde ne travaillent que sous l’aiguillon de la faim. C’est là malheureusement un reproche qui doit s’étendre à tous les gens de couleur, et quiconque sort d’un rancho après avoir vu le mulâtre à côté du nègre et de l’Indien ne cherche pas sans une tristesse inquiète lequel de ces trois types peut utilement concourir à l’exploitation de ce sol vierge du Brésil.

Notre réponse à cette question a pu être facilement pressentie. L’Indien, on l’a vu, s’enfonce de plus en plus dans ses forêts séculaires en haine de la civilisation, qui ne lui a apporté que des maux. Le noir succombe à la peine, existence broyée sous les engrenages de cette impitoyable machine qu’on appelle la production. Le cabocle, produit hybride de tribus sauvages, n’a hérité que de l’indolence des deux races et de leur inaptitude au travail actif et fécondant. Restent donc le mameluco et le mulâtre, qui ont puisé dans le sang portugais quelques germes de cette activité fiévreuse qui a rendu leurs aïeux si célèbres dans les annales de la navigation. Malheureusement ils sont loin de suffire seuls à l’œuvre. Le dogme du far niente, importé par leurs pères, s’allie trop bien à la douceur du climat, à la richesse du sol, et leur nature indolente et sensuelle s’en accommode trop pour qu’ils n’en fassent pas leur unique loi. D’ailleurs à quoi leur servirait le travail sans débouchés, sans routes, sans industries ? Les plus courageux, c’est-à-dire ceux qui habitent les environs du Rio-de-la-Plata, ne connaissent que les chevaux et le bétail. Un rancho et quelques pâturages leur suffisent. Leurs frères du Para, énervés par la chaude atmosphère qui les enveloppe, ne se distinguent guère de l’Indien. Ils passent le temps à dormir ou à se baigner. Ce n’est donc que par une infusion incessante de sang européen, par la réhabilitation du travail s’accomplissant dans les idées et les mœurs, enfin par l’action vivifiante que les chemins de fer exercent partout sur leur passage, que la civilisation poursuivra ses conquêtes et prendra possession de ces espaces immenses encore livrés aux seules forces de la nature. Dans ces conditions nouvelles seulement, l’homme de couleur pourra jouer un rôle utile et faciliter les progrès de la colonisation.


ADOLPHE D'ASSIER.