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la parole à un compatriote que j’ai déjà cité au sujet des croyances religieuses des Indiens, et qui visita diverses régions du Brésil avec moi.

« Avant de quitter l’auberge d’Iguassu[1], où grouille toute une génération de petits mulâtres, il nous fut donné de voir passer un de ces longs convois de mules chargées qu’on appelle des troupes. La mule-guide, qui ouvrait la marche et tenait la tête, portait panache, clochette et riches harnais : elle avait pour frontal une large plaque d’argent où brillait le nom de la maison ; mais la belle bête, grâce aux arrobes sans doute, n’ondulait pas trop sous la charge, et j’ai vu maints généraux et tambours-majors qui ne savaient pas garder sous le pompon cette fierté calme, cette dignité tranquille de notre mule-reine. Les autres suivaient en ligne ou par petits pelotons, selon les ornières, mais toujours d’un pas ferme et réglé. C’était l’ordre en discipline libre, sans brutalité, sans coups de fouet, et presque sans commandement. Les mules partent des fazendas chargées et divisées en huit, dix ou douze sections, qui forment ce que l’on appelle une troupe. Chaque section compte sept mules sous la surveillance d’un noir qui leur donne ses soins, et qu’on nomme tocador (toucheur). Le chef de la troupe est l’arréador, un homme libre, ayant la confiance du maître et la responsabilité du voyage. Il est à la fois le trésorier, le capitaine et le vétérinaire. Quelquefois il a, comme état-major, deux ou trois chiens qui surveillent la nuit dans les haltes ; le plus souvent il est seul.

« Les premières heures après le départ sont pénibles et difficiles : il faut équilibrer les charges mal faites, arrêter les trots fantasques, assouplir ou relever les bâts qui blessent. C’est un petit monde qui se met en marche, et ce monde des mules a, comme bien d’autres, ses caprices et ses fantaisies ; mais quand on arrive à la première halte, au rancho, tout est dans l’ordre. Les sept mules de la première section s’avancent vers l’arréador. On les décharge sans leur ôter les harnais ; puis vient le second groupe, et toute la troupe défile ainsi tour à tour, laissant à terre, sous le hangar, ses ballots de café, qu’on aligne et pose avec soin comme des lingots. Pendant une demi-heure, les mules, déchargées et libres, vont brouter un peu d’herbe fraîche pour se faire la dent, et les noirs tocadores se reposent. Un seul, qui est de corvée, ramasse le bois vert ou mort, et fait cuire les feijão.

« Après cette courte sieste au grand soleil ou sous le hangar, on ramène les mules, on enlève les harnais sous l’inspection scrupuleuse de l’arréador, qui suit de l’œil chaque bête, marque la cangalha (bât) de celles qui sont blessées, et les renvoie toutes au pasto (pacage). C’est l’heure alors de radouber les bâts et de surveiller le repas des tocadores ; puis, vers quatre heures du soir, l’arréador envoie de nouveau chercher les mules, qui sont échelonnées devant lui pour un examen minutieux des fers, des harnais, des plaies : on panse, on brûle, on éponge, on ferre, on donne le mil enfin, et les mules reprennent le chemin du pasto. Mais qu’il n’y ait point de sultanes,

  1. Iguassu se trouve sur la route de Rio-Janeiro à la province de Minas-Geraës.