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se dédommage amplement sur la consommation que l’on fait dans sa venda et sur le mil qu’il donne aux mules. Il y a aussi le rancho de la fazenda ; c’est la hutte devenue maison, ou plutôt maison-écurie, où logent bêtes et gens.

Outre les chevaux qu’il va vendre dans les grandes foires ou qu’il conduit dans les provinces du nord, le gaucho élève encore d’innombrables troupeaux de bœufs. Dans les premiers temps, il n’en retirait que le cuir et abandonnait la chair aux urubus (vautours). Peu à peu il s’habitua à boucaner la viande et confectionner cette carne seca (viande sèche) dont on fait aujourd’hui un si grand usage dans toute l’Amérique du Sud. Plus tard il se servit du suif pour la fabrication du savon, et enfin j’ai entendu parler, pendant mon séjour au Brésil, de projets de fabriques de noir animal qui devaient utiliser les os. Le gaucho a aussi des troupeaux de brebis, mais, en véritable hidalgo, il les fait garder par des chiens qu’il dresse à ce rôle de berger. Le chien part le matin avec son troupeau, portant sa pitance dans un panier suspendu à son cou, et le ramène à la nuit tombante.

Quand le gaucho n’a pas de patrimoine, il se fait péon (dompteur de mules) dans les fazendas du voisinage. Le péon est généralement un homme d’une nature sèche, mais musculeuse et solidement charpentée ; son teint et sa peau fortement bistrés annoncent que sa vie se passe au grand air. Une chemise de couleur, un pantalon de toile rayée et un énorme coutelas suspendu à sa ceinture composent tout son costume. Ses yeux s’abritent sous un chapeau de paille tordu et roussi par les feux et les pluies des tropiques. À ses pieds nus et calleux sont attachés des éperons gigantesques, comme ceux que portaient nos paladins du moyen âge. Un éperon européen serait sans action sur le derme de la mule américaine.

C’est un sujet d’étonnement et d’admiration pour les voyageurs comme pour les Brésiliens eux-mêmes que la vigueur déployée par cet homme quand il veut dompter une bête rétive et sauvage. Il se place alors à quelque distance d’un mur ou d’une haie, tenant d’une main le bout du laço, tandis que l’autre retient le nœud coulant et le reste de la corde, disposé en cercles concentriques. Pendant que des noirs armés de longues perches poussent avec de grands cris ces animaux vers le passage, le péon fait tournoyer les nœuds de son laço au-dessus de sa tête, afin de leur donner la force de projection nécessaire, les lance tout à coup au moment où la victime choisie passe devant lui, et, s’inclinant aussitôt dans la direction opposée, raidit ses membres de toutes ses forces et donne à son corps une direction de plus en plus oblique. On dirait alors une énorme cheville de fer fixée au sol suivant le prolongement de