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la fenêtre. Le jour commençait à poindre, je ne vis qu’une charrette débouchant de la forêt et remorquée par trois paires de bœufs. Deux noirs, armés de longs aiguillons, conduisaient l’attelage. L’un dirigeait la première couple par les cornes et indiquait le chemin ; l’autre, penché sur l’avant du char, piquait les bêtes retardataires. C’étaient les sifflemens gutturaux des nègres, les mugissemens des bœufs récalcitrans, les grincemens aigus des roues massives qui causaient tout ce bruit, et pourtant il ne s’agissait que de traîner quelques tiges de canne à sucre ; mais les routes sont inconnues dans l’Amérique du Sud. A-t-on besoin de s’ouvrir un passage à travers la forêt pour transporter la récolte, on envoie la veille une cinquantaine d’esclaves qui mettent le feu à quelques arbres, coupent les branches gênantes et portent un peu de terre dans les creux trop profonds. Cette besogne achevée, ils se retirent, croyant avoir fait une chaussée ; puis survient pendant la nuit un orage qui, en quelques heures, précipite sur la terre des avalanches d’eau. Ces pluies diluviennes tombent par torrens, ravinent le chemin s’il est en pente, entraînent toute la terre meuble et creusent des ornières infranchissables ; si le chemin traverse un bas-fond, les eaux y convergent de tous les coins de la forêt, s’y accumulent et le changent en lac. De là toutes les difficultés qui rendent si pénibles les voyages dans l’intérieur du Nouveau-Monde, et qu’on ne peut surmonter qu’à grand renfort d’hommes et de mules[1].

Si les nègres ignorent les avantages du macadam, en revanche ils savent improviser d’héroïques expédiens pour stimuler la nonchalance de leurs bêtes, quand le chemin présente trop de difficultés. Ont-ils épuisé leur répertoire de caresses, de cris et de coups, ils laissent là l’attelage, ramassent quelques branches desséchées sous le ventre de leurs quadrupèdes, et y mettent le feu. C’est un remède irrésistible que j’ai vu aussi employé par les muletiers catalans.

Comme il était trop tard pour me recoucher, je résolus d’aller visiter la plantation et de surprendre les esclaves au travail. Au bout d’une demi-heure de marche à travers d’anciennes cultures abandonnées, j’arrivai sur un petit plateau couvert de cannes à sucre ; une centaine de noirs étaient occupés à couper les cannes et à les porter en fagots sur des charrettes qui devaient les amener à la fabrique. Un feitor veillait aux chargemens, un autre à la coupe. Ce dernier, qui présidait d’ordinaire aux exécutions disciplinaires, avait un aspect menaçant. C’était un grand mulâtre aux bras musculeux, à la physionomie bestiale, au teint brûlé par le soleil.

  1. J’ai vu quelquefois jusqu’à vingt paires de bœufs haletant à la peine pour traîner une poutre que quatre ouvriers européens auraient fait aisément mouvoir avec leurs leviers.