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embrasser dans le même cadre l’ensemble de la société créole depuis le riche planteur jusqu’à l’humble feitor (surveillant des noirs), et surtout à reproduire l’exacte physionomie de chacun des types qui la représentent ; mais cette société, fille de la conquête, est fondée sur l’esclavage : le blanc a refoulé l’Indien et tient sous le fouet le nègre courbé vers la terre. Avant donc d’étudier dans la fazenda (grande exploitation rurale) et dans la cidade (la ville) les forces industrielles et politiques de la nation, il faut connaître les races déshéritées, l’Indien, le noir, l’homme de couleur, et c’est surtout dans le rancho qu’on peut les observer. Le rancho, c’est la hutte de feuillage qui abrite l’Indien dans la forêt, c’est aussi le hangar plus solidement construit, mais ouvert de même à tous les vents, où s’arrêtent avec leurs bêtes les caravanes d’hommes de couleur et de noirs qui transportent les marchandises de la côte à l’intérieur ; c’est en un mot l’asile des populations errantes ou esclaves, qui sont l’objet de cette première étude.


I

L’Indien de la côte orientale est entièrement réfractaire à la civilisation. Comme le jaguar, il recule dans le désert à mesure que la hache européenne pénètre dans ses forêts. Les créoles, malheureusement trop intéressés dans la question pour qu’on les croie sur parole, mettent sur le compte d’une certaine impuissance native, inhérente, d’après eux, à toutes les races américaines, cette sorte d’antipathie pour toute espèce de progrès. Il serait peut-être plus juste d’en rechercher la cause dans la haine séculaire que l’indigène a vouée aux conquérans depuis leur apparition sur ses rivages. L’histoire du Hollandais Hans Stade en est un frappant exemple. Prisonnier des Botocudos, qui n’attendaient que le moment où il serait assez gras pour le mettre à la broche, il ne pouvait convaincre ses terribles gardiens qu’il n’appartenait pas à la race de leurs bourreaux. « J’ai déjà mangé cinq blancs, lui dit un jour le chef qui venait le tâter, et tous les cinq prétendaient, comme toi, qu’ils n’étaient pas Portugais. » À bout d’argumens, le prisonnier imagina enfin d’invoquer la couleur de ses cheveux, qui étaient d’un roux ardent, comme ceux, disait-il, de tous ses compatriotes. Cette réflexion le sauva. Les Botocudos, se rappelant que les prisonniers rôtis étaient bruns, lui rendirent la liberté.

Cette haine de bête féroce que le peau-rouge a vouée aux blancs à cheveux noirs s’explique sans peine, si l’on se rappelle le sans-façon avec lequel Espagnols et Portugais prenaient possession de ses forêts. Colomb s’était emparé de San-Salvador au nom de la double