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politique, et son refus fit manquer la souscription. À la même époque, fidèle à son usage de caresser toutes les opinions, il accueillait bien Fulvie, la femme d’Antoine, ainsi que Volumnius, son préfet des ouvriers, et, sûr d’avoir partout des amis, il attendit sans trop de crainte le résultat de la lutte.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que cet homme si obstiné à rester neutre n’était pourtant pas un indifférent. Son biographe lui donne cet éloge, qu’il a toujours été du meilleur parti, et cela est vrai ; seulement il s’imposait la loi de ne pas servir son parti : il se contentait de faire des vœux pour lui, mais ces vœux, il les faisait les plus ardens du monde. Il avait, le croira-t-on ? des passions politiques qui, dans l’intimité, osaient s’exprimer avec une vivacité incroyable. Il détestait tellement César qu’il allait jusqu’à blâmer Brutus d’avoir permis qu’on l’enterrât. Il eût voulu sans doute, comme le demandaient les plus furieux, qu’on jetât son corps dans le Tibre. Ainsi il ne s’interdisait pas d’avoir des préférences, et de les témoigner à ses amis les plus secrets. C’est lorsqu’il fallait agir que commençait sa réserve. Jamais il ne consentit à entrer dans la lutte ; mais, s’il n’en partageait pas les dangers, il en ressentait au moins toutes les émotions. On sourit de le voir s’animer et s’échauffer, comme s’il était un combattant véritable : il prend sa part de tous les succès et de tous les revers, il félicite les énergiques, il adjure les tièdes, et même il gronde les défaillans, et se permet de donner des avis et des réprimandes à ceux qui lui semblent agir trop mollement, lui qui n’agissait pas du tout. Il fait bon entendre les reproches qu’il adresse à Cicéron, quand il le voit hésiter à aller rejoindre Pompée : il prend le ton le plus pathétique, il lui rappelle ses actions et ses paroles, il le conjure au nom de sa gloire, il lui cite ses propres écrits pour le décider. Cet excès d’audace où il se laisse ainsi entraîner pour les autres a produit quelquefois des incidens assez comiques. Au moment où Pompée venait de s’enfermer dans Brindes, Atticus, ému de la plus vive douleur, voulait qu’on tentât quelque chose pour le sauver, et il allait jusqu’à demander à Cicéron de faire, avant de partir, quelque action d’éclat. « Il ne faut qu’un drapeau, lui disait-il, tout le monde viendra s’y ranger. » Le bon Cicéron se sentait tout excité par ces vives exhortations de son ami, et il y avait des momens où il était tenté d’avoir de l’audace et où il ne demandait qu’une occasion pour frapper un grand coup. L’occasion s’offrit, et voici comment il raconte qu’il en profita. « Comme j’arrivais à ma maison de Pompéi, Ninnius, votre ami, vint me dire que les centurions de trois cohortes qui s’y trouvaient demandaient à me voir le lendemain, qu’ils voulaient me livrer la place. Savez-vous ce que je fis ? Je partis avant le jour, afin