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une désertion. Les choses ne se passent plus de même dans notre démocratie. Comme toutes les fonctions sont ouvertes à tout le monde, et que, grâce à la diffusion des lumières, il peut naître dans tous les rangs des hommes dignes de les occuper, il n’est guère à craindre que l’absence de quelques esprits tranquilles, amis de la paix et du repos ; fasse un vide sensible et regrettable dans ces rangs pressés qui se précipitent de tous les côtés à l’assaut du pouvoir. D’ailleurs nous pensons aujourd’hui qu’en dehors de la vie publique il y a mille manières de servir son pays. Les Romains n’en connaissaient pas d’autre. Ils n’avaient point d’industrie ; ils ne considéraient le commerce que comme un moyen assez peu honorable qu’un particulier emploie pour faire sa fortune, et ne voyaient pas ce que l’état peut y gagner ; ils n’aimaient pas la littérature, qui ne leur semblait qu’un passe-temps futile, et n’en comprenaient point l’importance sociale. Il s’ensuit que chez eux un homme d’un certain rang ne pouvait trouver qu’une seule façon honnête d’employer son activité et d’être utile à son pays, c’était de remplir des fonctions politiques. Faire autre chose était pour eux ne rien faire ; ils donnaient le nom d’oisifs aux savans les plus laborieux, et il ne leur venait pas dans l’esprit qu’en dehors du service de l’état il y eût rien qui valût la peine d’occuper le temps d’un citoyen. C’est ainsi que pensaient tous les vieux Romains, et ils auraient éprouvé une surprise étrange s’ils avaient vu quelqu’un s’arroger, comme le fit Atticus, le droit de ne point servir son pays dans la limite de ses forces et de ses talens. Assurément Caton, qui ne se reposa jamais, qui à quatre-vingt-dix ans quittait bravement sa villa de Tusculum pour venir accuser Servius Galba, le bourreau des Lusitaniens, aurait trouvé que rester dans sa maison du Quirinal ou dans sa terre de l’Épire, au milieu de ses livres et de ses statues, tandis que le sort de Rome se décidait sur le Forum ou à Pharsale, c’était commettre le même crime que de demeurer sous sa tente un jour de bataille.

Cette abstention systématique d’Atticus n’était donc pas une idée romaine, il la tenait des Grecs. Dans ces petites républiques ingouvernables de la Grèce, où l’on ne connaissait pas le repos, et qui passaient sans trêve et sans motif de la tyrannie la plus dure à la licence la plus effrénée, on comprend que les hommes tranquilles et studieux aient uni par se lasser de toutes ces agitations stériles. Aussi cessèrent-ils de souhaiter des dignités qu’on n’obtenait qu’en flattant une multitude capricieuse, et qu’on ne gardait qu’à la condition de lui obéir. D’ailleurs ce pouvoir si difficilement acquis, si rarement conservé, quel prix pouvait-il avoir quand il fallait le partager avec les plus obscurs démagogues, et valait-il bien la peine