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ceux-là, il voulait les goûter pleinement, les savourer, en vivre. Il lui fallait des amis, et parmi eux les plus grands esprits, les plus nobles âmes de son temps. Son activité, qu’il n’employait pas ailleurs, il la mettait toute à se procurer les douceurs de la société que Bossuet appelle le plus grand bien de la vie humaine. Ce bien, l’heureux Atticus en a joui au-delà même de ses désirs, et l’amitié l’a largement payé de tout le mal qu’il s’était donné pour elle. Elle était son unique passion ; il a pu complètement la satisfaire, et après avoir embelli sa vie, c’est encore l’amitié qui a illustré son nom.


III

La vie privée est donc favorable à Atticus. Il est moins heureux quand on étudie la conduite qu’il tint dans les affaires publiques. Sur ce point, les reproches ne lui ont pas été épargnés, et il n’est pas facile de le défendre.

Nous ne lui serions pourtant pas très défavorables, si nous jugions sa conduite tout à fait avec les idées de nos jours. L’opinion est devenue beaucoup moins sévère aujourd’hui pour ceux qui font ouvertement profession de vivre loin de la politique. Il y a tant de gens qui aspirent à gouverner leur pays, et il est devenu si difficile de faire un choix parmi cette foule, qu’on est tenté de savoir quelque gré à ceux qui n’ont pas cette ambition. Loin de les blâmer, on les appelle des modérés et des sages ; c’est une exception qu’on encourage pour débarrasser un peu cette route encombrée. À Rome, on pensait tout autrement, et il n’est pas difficile de trouver les raisons de cette différence. Là, ce qu’on pourrait appeler le corps politique était en réalité fort restreint. En dehors des esclaves, qui ne comptaient pas, du peuple, qui se contentait de donner ou plutôt de vendre sa voix dans les élections, et dont c’était le plus grand privilège d’être amusé aux frais des candidats et nourri aux dépens du trésor public[1], il restait quelques familles d’ancienne race ou d’illustration plus récente qui se partageaient tous les emplois. Cette aristocratie de naissance et de fortune n’était pas très nombreuse, et c’est à peine si elle suffisait à fournir ce qu’il fallait de magistrats de toute sorte pour gouverner le monde. On tenait donc à ce que personne ne fît défaut, et vivre dans la retraite était regardé comme

  1. C’était un vrai privilège en effet, et les inscriptions nous montrent combien on était fier de cette aumône distribuée par l’état. On trouve souvent sur les pierres tumulaires ces mots : percepit frumentum. Cela veut dire que le défunt était citoyen romain. Ainsi donc prendre part a des distributions gratuites était devenu la plus belle prérogative et le signe distinctif du citoyen !