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de bien traiter vos convives, car, s’ils avaient quelque humeur contre vous, c’est sur moi qu’ils la déchargeraient. »

Il était naturel que Cicéron lui sût un gré infini de tous ces services ; mais ce serait le mal juger que de supposer qu’il ne s’était attaché à lui que pour les profits qu’il en tirait. Il l’aimait véritablement, et toutes ses lettres sont pleines des témoignages de la plus sincère affection. Il n’était heureux qu’avec lui ; il ne se lassait jamais de le fréquenter ; à peine l’avait-il quitté qu’il souhaitait ardemment le revoir. « Que je meure, lui écrivait-il, si non-seulement ma maison de Tusculum, où je me trouve si bien, mais les îles Fortunées pourraient me plaire sans vous ! » Quelque plaisir qu’il éprouvât à être fêté, applaudi, caressé, à avoir autour de lui des complaisans et des admirateurs, du milieu de cette foule et de ce bruit, il se retournait toujours avec regret vers son ami absent. « Avec tout ce monde, lui disait-il, je me trouve beaucoup plus seul que si je n’avais que vous. » Tout ce monde en effet se compose d’amis politiques qui changent avec les événemens, qu’une communauté d’intérêt vous donne et qu’une rivalité d’ambition vous enlève ; avec eux, Cicéron est forcé d’être réservé, discret, ce qui est un supplice pour une nature aussi ouverte. Au contraire il peut tout dire à Atticus, et se confier à lui sans contrainte. Aussi s’empresse-t-il de réclamer sa présence au moindre ennui qui lui survient. « Je vous désire, lui écrit-il, j’ai besoin de vous, je vous attends. J’ai mille choses qui m’inquiètent, qui me chagrinent, et dont une seule promenade avec vous me soulagera. » On n’en finirait pas, si l’on voulait réunir tous ces mots charmans dont la correspondance est remplie, et par lesquels le cœur s’exprime. Ils ne laissent aucun doute sur les sentimens de Cicéron ; ils prouvent qu’il ne regardait pas seulement Atticus comme un de ces amis solides et sérieux sur l’appui desquels on peut compter, mais aussi, ce qui est plus surprenant, comme une âme délicate et tendre : « vous prenez votre part, lui dit-il, de toutes les afflictions des autres. »

Voilà qui nous éloigne beaucoup de l’idée que nous nous faisons ordinairement de lui, et pourtant il n’est guère possible de résister à des témoignages si formels. Comment pourrions-nous prétendre qu’il n’avait pour ses amis qu’une affection douteuse, quand nous voyons tous ses amis s’en contenter ? Avons-nous le droit d’être plus exigeans qu’eux, et ne serait-ce pas faire injure à des gens comme Brutus et Cicéron, que de supposer qu’ils ont si longtemps été dupes, et qu’ils ne s’en sont jamais aperçus ? D’un autre côté, comment expliquer que la postérité, qui ne juge que d’après les documens que lui ont fournis les amis d’Atticus, tire de ces documens mêmes une opinion tout à fait contraire à celle qu’ils avaient de