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était son parent, fut tué, après la victoire de Sylla, avec ses partisans et ses amis, et comme Atticus le fréquentait beaucoup, il courut alors quelques risques. Les contemporains ont raconté quelle émotion et quel effroi saisirent les honnêtes gens de Rome au spectacle de ces premières proscriptions. On avait vu jusque-là des citoyens tués dans les émeutes populaires et pendant l’emportement de la lutte ; mais on ne connaissait pas encore ces massacres après la victoire, discutés et réglés d’avance, ordonnés de sang-froid, exécutés régulièrement et comme une consigne. Cette sorte de discipline et d’ordre, cette apparence cruelle de légalité, les rendaient plus odieux encore et plus effrayans. Qu’on juge de l’effet qu’ils devaient produire sur un jeune homme qui voyait ainsi périr d’un coup ses protecteurs et ses parens, et qui n’était pas sans crainte pour lui-même ! Ce premier spectacle décida de toute sa vie. Comme il était, malgré son âge, un esprit ferme et prudent, il ne se laissa pas abattre : il réfléchit et raisonna. S’il avait eu jusque-là quelques velléités d’ambition politique et la pensée de chercher les honneurs, il y renonça sans peine en voyant de quel prix il fallait quelquefois les payer. Il comprit qu’une république où l’on pouvait impunément donner de pareils exemples était perdue, et qu’en périssant elle risquait d’entraîner avec elle ceux qui l’auraient servie. Il résolut donc de se tenir loin des affaires, et toute sa politique consista désormais à se faire une situation sûre, en dehors des partis, à l’abri des dangers.

On demandait un jour à Sieyès : « Qu’avez-vous fait pendant la terreur ? — Ce que j’ai fait ! répondit-il, j’ai vécu. » C’était beaucoup. Atticus a fait bien plus encore. Il a vécu, non pas seulement pendant une terreur de quelques mois, mais pendant une terreur de plusieurs années. Comme pour mettre à l’épreuve sa prudence et son habileté, il a été placé dans l’époque la plus troublée de l’histoire. Il a assisté à trois guerres civiles, il a vu Rome envahie quatre fois par des maîtres différens, et les massacres recommencer à chaque victoire nouvelle. Il a vécu, non pas humble, ignoré, se faisant oublier dans quelque ville lointaine, mais à Rome et en pleine lumière. Tout contribuait à attirer les yeux sur lui ; il était riche, ce qui était un motif suffisant d’être proscrit ; il avait une grande réputation d’homme d’esprit ; il fréquentait volontiers les puissans, et, par ses liaisons au moins, il était regardé comme un personnage. Cependant il sut échapper à tous les dangers que lui créaient sa position et sa fortune, et même il trouva moyen de grandir à chacune de ces révolutions qui semblaient devoir le perdre. Chaque changement de régime qui précipitait ses amis du pouvoir le laissait plus riche et mieux assis, si bien qu’au dernier il se trouva tout