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opinion toute faite, se la faire soi-même, et c’est ce que nous rend possible la lecture des lettres de Cicéron. Elle nous jette au milieu des événemens et nous les fait suivre jour par jour. Malgré les dix-huit siècles qui nous en séparent, il nous semble que nous les voyons se passer sous nos yeux, et nous nous trouvons placés dans cette position unique d’être assez près des faits pour en voir la couleur véritable, et assez éloignés d’eux pour les juger sans passion.

Ce n’est pas seulement Cicéron que ces lettres nous font connaître, mais aussi ses correspondans, c’est-à-dire tous les hommes importans de cette époque, car, grâce à son humeur complaisante, il les a tous connus et fréquentés, en sorte qu’on pourrait en tirer comme une galerie de portraits qui feraient revivre pour nous cette grande société. De tous ces correspondans, aucun n’entretint avec lui un commerce plus long et plus régulier qu’Atticus. Leurs relations durèrent, sans interruption et sans nuage, jusqu’à leur mort. À la moindre absence ils s’écrivaient, et, quand c’était possible, plus d’une fois par jour. Ces lettres tantôt courtes, pour échanger un souvenir rapide, tantôt longues et raisonnées, quand les événemens étaient plus graves, folâtres ou sérieuses, selon les circonstances, qu’on écrivait en toute hâte, où l’on se trouvait, au sénat, dans sa litière, si l’on voyageait, ou même sur la table d’une salle à manger, au milieu du bruit des convives, ces lettres contenaient toute la vie des deux amis. Cicéron les a heureusement caractérisées quand il a dit : « C’était une conversation entre nous deux. » Malheureusement nous n’entendons plus aujourd’hui qu’un des deux interlocuteurs, et la conversation est devenue un monologue. En publiant les lettres de son ami, Atticus se garda bien d’y joindre les siennes. Sans doute il ne voulait pas qu’on pût lire trop à découvert dans ses sentimens, et sa prudence cherchait à dérober au public la connaissance de ses opinions secrètes et l’accès de sa vie intime ; mais il a eu beau vouloir se cacher, la volumineuse correspondance que Cicéron entretint avec lui suffit pour le faire connaître, et il est facile d’y prendre une idée exacte du personnage à qui elle est adressée. Ce personnage est assurément l’un des plus curieux d’une époque importante qui, par tant de côtés, ressemble à la nôtre, et il vaut la peine qu’on l’étudie de près.


I

Atticus avait vingt ans quand commença la guerre de Marius et de Sylla. Il vit de près les proscriptions et faillit en être victime ; le tribun Sulpitius, l’un des principaux chefs du parti populaire, qui