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et coexistant du reste avec quelques puissantes républiques dont ces princes sont seulement les chefs militaires. Celui de ces chefs qui réside à Kiev est considéré comme le grand prince : il représente, sans beaucoup d’autorité réelle, l’unité de ce monde fractionné, sans cesse agité plutôt que troublé, et qui ne manquait certainement pas de vitalité et de liberté. Telle était alors la Ruthénie.

À l’est et au nord de la Ruthénie, notamment dans les vallées du Volga et de ses affluens, s’étend un monde tout à fait différent du monde polonais et ruthénien, et qui n’a rien de slave : c’est le monde tchoude ou étrange, comme disaient les Slaves, le monde des races finnoises et ouraliennes, où dominent tour à tour des conquérans appartenant à la race tartare, mongole ou turque. Ces dominations, toujours changeantes, s’étendent jusqu’au sud de la Ruthénie, et lui bouchent l’accès de la Mer-Noire. La chronique de Nestor et les ouvrages de Karamsine, de Soloviev, de Lelewel, de Pogodine, de Duchinski, établissent de la manière la plus certaine que toute cette contrée, notamment la vallée du Volga, était habitée, au Xe siècle, par des peuples étrangers à la race slave. Ce fait capital n’est pas contesté.

Or il y avait dans ce monde finnois et ouralien des villes importantes, comme Rostov, Mourom, Souzdal, qui étaient en relation de commerce avec la Ruthénie et principalement avec Novogorod. Des princes varègues y avaient étendu leur domination, de sorte qu’ils régnaient en même temps sur des Slaves et sur des Finnois. L’un de ces descendans de Rurik, George Dolgorouki ou Longue-Main, régnait à Souzdal, dans la partie du pays finnois qui était séparée de la Ruthénie par la grande forêt de Mourom. Ce pays d’au-delà des bois, cette za-lésie, fut le berceau et est demeuré le centre matériel comme le foyer moral de l’état qui est devenu par la suite l’empire russe. George Dolgorouki, se rendant, vers 1147, à Souzdal, chez son fils André, s’arrêta pendant le voyage dans un hameau, sur les bords d’une petite rivière appelée la Moskva. Charmé de la beauté du site, qui est en effet un des plus pittoresques de la contrée, le prince voulut y établir sa demeure. Le seigneur de cette terre (il s’appelait Koutchko) ayant refusé de céder sa propriété, George Dolgorouki le fit saisir et noyer dans un étang. Il fit ensuite entourer de palissades un monticule sur lequel fut bâti depuis le Kremlin, et jeta les fondemens d’une ville qu’il appela Moskva, nom qui n’a rien de slave, non plus que ceux de Mourom, de Souzdal, etc. Telle fut l’origine de « cette goutte d’eau devenue océan, » suivant une expression de M. Pogodine. Karamsine rappelle avec une orgueilleuse émotion qu’une autre ville aussi a été fondée sur un cadavre, et que cette ville s’appelle Rome !… Moscou devint capitale en