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si grandes ni si petites que vous les faites, et il nous paraît inutile de traiter tout à fait sérieusement de pareilles imaginations.

Cependant ces femmes, qui n’étaient ni des poupées ni des divinités, avaient su conserver intactes, au milieu de l’agitation du scepticisme et du dévergondage de leur temps, quelques-unes de ces vertus humbles et bienfaisantes qui expliquent mieux que toute autre chose l’influence considérable et heureuse qu’elles ne cessèrent d’exercer. Elles ne se bornèrent pas à s’associer à cet ardent amour de l’humanité et à cet enthousiasme du siècle pour toutes les idées nouvelles et généreuses qui passionnaient alors les esprits : elles furent, pour ces hommes agités et desséchés par les luttes de la pensée, des amies tendres, sérieuses, fidèles et sévères à l’occasion. M. Sainte-Beuve a tout récemment relevé avec beaucoup de force et de vivacité ce trait de caractère chez Mme de Boufflers. Il faut suivre, dans toute sa correspondance avec Rousseau, l’affectueuse fermeté qu’elle met à répondre à ses hallucinations et à ses susceptibilités, et lorsque sa scandaleuse querelle avec Hume a éclaté, la sévère franchise dont elle use à l’égard des deux adversaires, avec qui elle était également liée. C’est encore la comtesse de Boufflers qui avait encadré dans sa chambre, pour les avoir toujours sous les yeux, des maximes empreintes d’une austérité toute virile comme celles-ci : « Lorsqu’il s’agit de remplir un devoir important, ne considérer les périls et la mort même que comme des inconvéniens, et non comme des obstacles. — Tout sacrifier pour la paix de l’âme. — Indifférent aux louanges, indifférent au blâme, ne se soucier que de bien faire, en respectant autant qu’il sera possible, le public et les bienséances. » Ce sont assurément là de mâles et sérieuses pensées, et, quels que fussent d’ailleurs les écarts qui, dans la pratique, contredisaient cet idéal de moralité qu’on se proposait, souvenons-nous que la société française avait été au plus bas dans ce siècle, et qu’on aurait pu croire un moment que le sort en était jeté, qu’elle périrait dans la fange. Il y avait chez ces femmes des qualités solides du cœur, une fermeté de raison, une force d’esprit, une rectitude de jugement qui ont autant de réalité que leurs défauts. Aussi, après les années frivoles, se trouvèrent-elles en état de supporter la vieillesse et les malheurs, et lorsque l’orage éclata, beaucoup d’entre elles subirent sans faiblesse la ruine et la proscription, d’autres virent l’échafaud sans pâlir. C’est à ces grands caractères des mœurs et du cœur humain, qui ne sont pas étrangers aux femmes du XVIIIe siècle, que j’aurais désiré qu’on donnât tout leur relief, plutôt qu’à des vertus et à une influence dominante qu’elles n’eurent jamais, ou à ces traits éphémères qui n’ont qu’une importance très secondaire, et qu’on ne doit pas trop disputer au temps qui les emporte.


CHARLES CLÉMENT.
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V. de Mars