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que les minuties et les miettes de l’histoire de la société française à cette époque. Des pamphlets, des brochures, des gravures de modes, des caricatures, des livres tels que ceux de Marmontel, de Crébillon, de Laclos, ne sauraient donner qu’une idée très incomplète de ce grand XVIIIe siècle, qu’il nous importe de connaître, et qui n’est tout entier, tant s’en faut, ni dans les Contes moraux ni dans les Liaisons dangereuses. MM. de Goncourt connaissent sans doute à merveille la grande littérature de ce temps. Parmi les livres qui donnent des renseignemens sur la vie intime et la société au XVIIIe siècle, ils ont lu et relu les Mémoires de madame d’Épinay, les Lettres de mademoiselle de Lespinasse, Grimm et Diderot, les Confessions de Rousseau ; mais ils ont trop parcimonieusement puisé à ces vives et grandes sources, et pour éviter les chemins battus, ils se sont égarés souvent dans des sentiers qui ne méritaient pas d’être explorés.

Pendant la régence et la première moitié du règne de Louis XV, la société française présente un spectacle peut-être sans exemple dans l’histoire. C’est presque subitement que, par une réaction extrême contre la domination morose de Mme de Maintenon, un peuple chez qui toute croyance était sapée depuis longtemps, et qui n’avait gardé de l’époque précédente que l’élégance extérieure et le vernis, trouve, comme un fleuve qui rompt sa digue, une liberté qu’il n’avait les moyens ni de contenir ni de diriger. Une licence effrénée succède à l’ennui des dernières années. Le pouvoir n’inspirait ni amour ni terreur. Il se rendit d’abord méprisable : l’exemple venait d’en haut, et c’est du trône que la lèpre descendit sur la société. La conscience était morte, le cœur vide et desséché. Cette période est horrible. C’est à peine si l’on voit se détacher de ce tourbillon roulant sur un océan de fange quelques figures pures et touchantes, Mme de Lambert, Mlle Aïssé, et, comme un rocher dans cette plaine souillée, l’âme et le génie stoïques de Montesquieu. Ce sont ces traits de la conscience, de l’esprit et du cœur que j’eusse désiré voir trier et rechercher avec soin dans cette débâcle des caractères et des mœurs. J’en conviens néanmoins, à prendre les choses en général, cette première moitié du siècle est bien telle que MM. de Goncourt l’ont dépeinte avec trop de complaisance. Ce qui domine, c’est un épicurisme froid, un goût effréné pour les plaisirs, pour l’intrigue, pour tout ce qui est bruit et mouvement. C’est le temps où Mme de Prie « faisait rouler les affaires avec les amans. » Ces mêmes caractères se retrouvent dans le siècle entier, et Marmontel n’a pas craint de nous donner la théorie honteuse des mœurs de cette époque. « On parle du bon vieux temps. Autrefois une infidélité mettait le feu à la maison ; l’on enfermait, l’on battait sa femme… En honneur, je ne conçois pas comment dans ces siècles barbares on avait le courage d’épouser… Aujourd’hui voyez la complaisance, la liberté, la paix régner au sein des familles. Si les époux s’aiment, à la bonne heure, ils vivent ensemble, ils sont heureux. S’ils cessent de s’aimer, ils se le disent en honnêtes gens, et se rendent l’un à l’autre la