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commenté sous l’influence de traditions malveillantes pour Savonarole, fournit à quiconque était tenté de médire de l’histoire de Florence après l’expulsion des Médicis un argument facile à répéter. Savonarole devint un ennemi déclaré des lettres et des arts, un véritable iconoclaste. Un manuscrit s’était-il perdu, une édition de Boccace était-elle devenue rarissime, même une statue ou un fragment antique ne se retrouvait-il pas : c’était, à n’en point douter, le bruciamento qui les avait anéantis !

Pour répéter et soutenir encore aujourd’hui ces accusations erronées, il faut une grande ardeur de partialité rétrospective ou une connaissance fort imparfaite du caractère de Savonarole et de sa vie. On ne saurait d’abord lui reprocher justement la bizarrerie de la fête qu’il inventa. Les Médicis en imaginaient bien d’autres, et les Florentins étaient insatiables ; chaque carnaval devait leur apporter son tribut : quelque représentation scénique, une allégorie, un cortège d’empereur romain, une apothéose païenne, un triomphe de la Mort, le char de la Mort tiré par des bœufs noirs et couverts de crânes d’or et de croix blanches, le squelette debout sur ce char, avec la faux et le sablier, autour de lui des tombeaux ouverts d’où se dressaient d’autres squelettes qui débitaient de sinistres présages :

Fummo già come voi siete,
Voi sarete come noi :
Morti siam, come vedete ;
Cosi morti vedrem voi.


Il n’y a qu’à ouvrir Vasari pour rencontrer cent fêtes plus étranges encore, où s’étalaient en liberté les imaginations les plus fantasques. Quelque élément religieux s’y mêlait toujours, et Savonarole n’étonnait personne à Florence en organisant dans les rues de la ville un divertissement sacré.

Qu’on ait brûlé sur le bûcher des vanités un butin d’une assez grande valeur, cela est possible ; mais une partie de ce butin fut consacré à fonder un utile établissement dont l’idée appartenait au frère, un mont-de-piété. Que des livres et des objets d’art, même de prix, aient fait partie de l’holocauste, cela est très probable ; Savonarole voulait arrêter le paganisme renaissant, et personne n’ignore jusqu’où ce paganisme entraînait l’art prostitué. Il est bien possible que des exemplaires du Décaméron aient été brûlés à l’instigation du frère, car il avait souvent protesté contre la licence de Boccace, qu’on lisait jusque dans les couvens de religieuses : ce n’est pas une raison pour admettre que les enfans-quêteurs de Florence aient pu détruire toute une édition. Des tableaux furent sacrifiés, dit-on. C’étaient d’abord sans doute quelques-uns de ces portraits de trop