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libre de 1494, que les Médicis ne pourront ni par douceur ni par ruse le faire oublier. La liberté jadis n’appartenait qu’à un petit nombre, à qui on la ravissait aisément ; depuis le grand conseil, elle est devenue la propriété de tous. » Et dans son livre sur le gouvernement de Florence : « Nous avons, dit-il, une grande obligation à ce frère, qui, sans verser une goutte de sang, a su accomplir ce qui, à son défaut, se serait fait au prix de beaucoup de sang et de désordre. Florence eût eu d’abord un gouvernement restreint d’ottimati, puis tous les excès d’un gouvernement populaire, qui aurait enfanté l’anarchie et la violence, et eût peut-être amené finalement une restauration de Pierre de Médicis. Lui seul a su, dès le principe, être libéral sans lâcher la bride. » Dans son Histoire de Florence enfin, le froid et sceptique Guichardin exalte la prudence ainsi que le génie politique et pratique de Savonarole, et ne fait pas difficulté de l’appeler le sauveur de la patrie. De tels témoignages suffisent assurément pour montrer que, si Savonarole est resté l’homme du moyen âge quand il s’est laissé asservir par la scolastique, il a du moins réussi, grâce à une intelligence des nécessités pratiques digne des temps modernes, à ne compromettre qu’une moitié de la tâche qu’il s’était imposée, mais précisément, il est vrai, celle dans laquelle il voulait avant tout réussir. Il prétendit se servir de la politique pour affermir sa réforme morale et religieuse ; les Florentins au contraire parurent n’avoir adopté pour un temps ses préceptes religieux et moraux qu’en vue des changemens politiques dont ils pressentaient qu’il deviendrait l’instrument.

S’il est démontré que Savonarole, par tout un aspect de son rôle historique, est l’homme des temps modernes, il y a lieu d’examiner à nouveau un certain reproche qui lui a été longtemps adressé, et que l’on répète aujourd’hui à tort sans nul examen. On prétend que, partisan aveugle d’un passé qui ne pouvait plus renaître, il opposa au libre développement des lettres et des arts toute l’énergie de son despotisme monacal et du fanatisme passagèrement inspiré par lui aux Florentins. Cette accusation ne s’appuie que sur un seul épisode de sa vie mal interprété, et M. Villari a le mérite, ici encore, d’avoir rétabli la vérité.

Le carnaval de 1497 venait de commencer ; les arrabbiati avaient fait revivre les anciennes orgies, les scandales du temps des Médicis, et particulièrement ce célèbre jeu à coups de pierre, giuoco dei sassi, auquel ils savaient le menu peuple plus attaché qu’à tout autre plaisir. Rien ne pouvait affliger davantage Savonarole, car ces jeux barbares, qui mêlaient le sang à de vulgaires désordres, étaient la ruine même de son œuvre morale. Il résolut de les empêcher à tout prix. Toutefois il connaissait bien le peuple auquel il avait affaire, et savait parfaitement qu’il ne fallait pas laisser sans objet