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il la reçoit la tête et les yeux humblement baissés, dans toute l’attitude d’une parfaite pénitence, répondant à toutes les prières et ne se laissant en rien émouvoir par la douleur, désormais non contenue, de ses familiers ; vous eussiez dit que la mort menaçait là tout le monde excepté Laurent lui-même. » Telle est la narration que Fabroni, le Plutarque italien, panégyriste des Médicis à la fin du XVIIIe siècle, a le premier préférée, et qu’à son exemple Roscoe a voulu accréditer. Politien était témoin oculaire, disait-on ; il écrivait une lettre à un ami, dans laquelle il ne pouvait être tenté de dissimuler. Nous croyons que M. Villari, le dernier venu des biographes de Savonarole, a raison de préférer le premier récit. L’autorité de Politien n’est point imposante. Rien ne prouve qu’il ait été présent : Razzi, biographe contemporain, dit que tous ceux qui entouraient Laurent sortirent de sa chambre au moment où arriva Savonarole, ce qui va de soi pour une entrevue suprême et redoutable. Politien dit lui-même qu’il dut passer plusieurs fois dans la chambre voisine. Quant à son impartialité présumée, tout le monde sait qu’il était habile courtisan ; il risquait, en publiant une semblable scène, de ruiner son crédit auprès du successeur de Laurent de Médicis, et l’on ne doit pas enfin se faire illusion sur le titre de lettre donné à l’écrit latin qui porte en suscription le nom d’un érudit, son contemporain ; il faudrait être peu familier avec les habitudes savantes du XVe siècle pour oublier que c’était là une forme littéraire qu’adoptaient volontiers les beaux esprits d’alors, et que les auteurs de ces prétendues lettres les adressaient véritablement au public. De plus, contre l’unique témoignage de Politien, on a ceux, entièrement conformes entre eux, des autres biographes contemporains de Savonarole ; nous ne citerons que Burlamacchi et Pic, neveu du célèbre Pic de La Mirandole. Tous deux étaient honnêtes et sincères, tous deux écrivaient en présence des ennemis de Savonarole ; comment supposer qu’ils eussent inventé un récit auquel n’auraient pas manqué les promptes réfutations ? Mais surtout combien la version commune n’est-elle pas plus conforme à l’esprit du temps et au caractère des deux personnages ! Cette anxiété d’une conscience que tant de fautes ont atteinte sans l’émousser entièrement et cette impérieuse intervention d’un moine au nom de la liberté politique sont bien des traits du XVe siècle ; Laurent de Médicis né s’est pas résigné à mander Savonarole, et Savonarole n’a pas consenti à venir trouver Laurent de Médicis, dont il avait ouvertement. plus d’une fois blâmé la conduite, si ce n’est pour quelque grave entretien. Pour tout dire enfin, la narration toute compassée du courtisan Politien nous paraît un calque effacé de la véritable scène dont il laisse subsister les traits extérieurs, mentionnant, lui aussi, trois conseils de Savonarole ; le troisième seul diffère dans son récit.