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émancipée dès cette vie, ce qui a lieu par la sagesse et par la vertu, ne faut-il pas conclure que ceux qui n’ont pas atteint à une telle indépendance, à une telle émancipation, n’ont aucun titre pour se survivre à eux-mêmes, en un mot que l’immortalité n’est que le privilège de quelques-uns, mais un privilège qui, étant l’œuvre du choix et de la volonté, n’a rien de contraire à la justice ? L’immortalité en effet, selon M. Charles Lambert, n’appartient pas à tous, mais à ceux-là seulement qui l’ont gagnée et voulue ; les autres deviennent ce qu’ils peuvent, et rentrent dans le sein universel de la nature. Renfermés dans la vie égoïste et animale, concentrant sur leur propre corps tous leurs amours et tous leurs désirs, ils se condamnent à finir tout entiers. N’ayant pas aimé l’éternel et l’infini, ils ne sont pas appelés à jouir de ces biens supérieurs. Tous les hommes ne sont donc pas immortels, mais tous peuvent l’être, s’ils le veulent. L’immortalité, nous l’avons dit déjà, est facultative.

Cette doctrine n’est pas absolument sans exemple en philosophie : on la trouvera, sous des formes différentes, dans Spinoza, dans Maimonide, peut-être même dans Aristote ; cependant elle n’a pas été assez développée pour qu’il ne soit pas permis de la considérer comme nouvelle, et d’ailleurs l’auteur y est arrivé évidemment par ses propres réflexions. Enfin elle mérite par elle-même une sérieuse attention. En effet, — à considérer certains hommes trop nombreux, uniquement occupés de leur bien-être, de leurs intérêts, ne pensant qu’à jouir des choses qui les environnent, parfaitement égoïstes, mais non pas méchans, ne faisant de bien à personne, mais ne faisant pas de mal non plus, incapables d’une pensée haute, d’un sentiment généreux, mais incapables de nuire, parce que cela exige encore une certaine énergie, — on se demande à quel titre ces créatures inférieures mériteraient l’immortalité. Je ne dirai pas avec un spirituel écrivain : « De quel droit un Papou serait-il immortel ? » car enfin même parmi les Papous une âme fidèle et généreuse, dévouée pour les autres, dure pour soi-même et sacrifiant à l’honneur ou, si vous voulez, aux préjugés de ces peuples enfans les appétits et les instincts de la nature, une telle âme a le droit d’être immortelle ; mais en voyant tant d’êtres civilisés ne vivant que pour le gain, ne rêvant le matin et le soir qu’aux moyens de gagner encore, ne songeant jamais qu’à eux-mêmes dans les limites de ce qui est permis par la loi, je dirai : De quel droit de tels hommes sont-ils immortels ? Qu’ont-ils fait pour une si haute destinée ? Qu’importe le ciel à ceux qui ne lui ont donné ni un soupir de leur âme, ni une heure de leur temps ? Quant à l’enfer, ils ne le méritent pas davantage, car il semble ne devoir être réservé qu’à ceux qui ont eu la volonté de faire le mal, et non à ceux qui n’ont pas eu la force de faire du bien.

Tels sont les doutes que fait naître le livre de M. Charles Lambert, et il faudrait avoir l’esprit bien peu philosophique pour ne pas reconnaître qu’ils sont sérieux. Cependant, en y réfléchissant un peu davantage, il semble que peut-être faudrait-il y regarder à deux fois avant de damner ainsi l’immense