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raison humaine l’idée de l’infini et de l’absolu, qu’on ne trouvera jamais dans le monde extérieur. Puis, combinant les données du dehors et celles du dedans, partant à la fois de la conception de la nature et de la conception de l’esprit, elle s’élèverait à un Dieu qui serait à la fois le Dieu de la nature et le Dieu de l’esprit, mais non pas indifféremment l’un et l’autre, car ce que les Allemands appellent le sujet-objet, — l’indifférence absolue, — ce n’est autre chose que la nature même à son moindre degré : c’est le sommeil de la nature. Non, le Dieu ainsi obtenu par une double induction serait, si vous voulez, au-dessus de l’esprit, mais non pas au-dessous.

Ainsi, en même temps que la philosophie, empruntant le secours des sciences positives, essaierait de s’élever à une notion philosophique de la matière, elle n’abandonnerait pas pour cela son objet propre, qui est l’esprit, et elle persisterait à suivre la voie ouverte par Descartes, par Locke, par Kant, et qui consiste à chercher dans l’analyse de l’âme humaine, de ses idées fondamentales, de ses opérations, en un mot dans la critique de l’entendement humain et dans l’observation intérieure, le fondement de toute métaphysique. Si elle abandonnait ce terrain, la philosophie sacrifierait son domaine propre, et ne serait plus que la servante des sciences objectives. La science du moi, qu’on peut trouver quelquefois, non sans raison, trop abstraite et trop concentrée en elle-même, n’en est pas moins la base nécessaire, et la seule vraiment scientifique, d’une philosophie indépendante.

Mais s’il est facile de proposer un programme philosophique, rien de plus difficile que de le réaliser. Ainsi, après avoir dit ce que l’on pourrait rêver pour la philosophie future (et c’est déjà beaucoup que de pouvoir pressentir une voie de progrès qui ne serait pas le renoncement absolu à ce qui est acquis, ce qui est trop facile et à la portée de tout le monde), après avoir, dis-je, tracé le plan de cette utopie philosophique, il faut se hâter de prévoir toutes les difficultés qu’il rencontrerait dans l’application, toutes les précautions qu’il exigerait pour ne pas échouer misérablement dans un vulgaire matérialisme.

En effet, quelque avantage que présente en théorie l’union de la métaphysique et des sciences, il est bien rare que dans la pratique elle donne les résultats qu’on en attend. On oppose sans cesse aux philosophes contemporains Descartes et Leibnitz ; mais, sans parler du rare et exceptionnel génie de ces grands hommes, qu’on n’a pas le droit d’exiger de tous ceux qui se livrent à une science, on oublie que le domaine des sciences physiques et celui des sciences morales était bien autrement restreint de leur temps que du nôtre. Après tout, Descartes et Leibnitz n’ont cultivé profondément que les mathématiques. Dans les sciences philosophiques, ils se sont occupés presque exclusivement de métaphysique : morale, droit naturel, sciences politiques, économiques, philosophie des beaux-arts, toutes ces parties de la philosophie, créées ou étendues par le XVIIIe siècle, ne les ont que médiocrement attirés. Leur entreprise, recommencée aujourd’hui,