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générale de Farini, je me trouvais au palais, causant avec le comte Visconti-Venosta, quand le concierge vint lui annoncer une députation des martyrs de la liberté. Les personnages qui la composaient demandaient à être présentés à Farini. Provisoirement on les avait laissés sous le vestibule.

« — Qu’entendez-vous par les martyrs de la liberté ? demanda mon ami au concierge.

« — Excellence, répondit celui-ci, ce sont les patriotes emprisonnés ou persécutés sous les Bourbons.

« Croyant qu’il s’agissait seulement de faire accueillir leurs hommages AU lieutenant-général, le comte donna ordre qu’ils fussent introduits, et Farini les reçut avec toute la courtoisie qu’il déploie en ses momens de bonne humeur. — Que puis-je pour votre service, messieurs ? Leur demanda-t-il.

« — Les martyrs que nous représentons, répondit le martyr chargé de porter la parole, demandent à être employés par le gouvernement. Chacun a droit à une place, une place lucrative, et compte qu’elle lui sera donnée sans délai.

« Le lieutenant de Victor-Emmanuel parut admettre en principe la légitimité de cette requête à brûle-pourpoint, fondée, pensait-il, sur les persécutions politiques dont les solliciteurs avaient dû être l’objet. Il promit donc de la prendre en considération, arguant toutefois de la difficulté qu’il aurait à trouver de l’emploi pour tant de réclamans, quels que fussent d’ailleurs les titres qu’ils avaient à faire valoir.

« Là-dessus, comme si tous les martyrs, vivans ou défunts, non-seulement du royaume de Naples, mais de l’Italie entière, eussent été réunis dans le salon, il s’éleva un chœur formidable : — Du pain ! du pain ! s’écriaient à l’envi toutes ces voix suppliantes. Nous mourons de faim, tous tant que nous sommes !

« Farini, un peu étonné de trouver des estomacs aussi affamés dans le voisinage de poumons aussi robustes, tira cependant sa bourse, et, moitié pitié, moitié dégoût, la vida devant cette foule plaintive. — Si c’est du pain que vous demandez, prenez ceci ! disait-il. — Et, du seuil de la porte où j’étais resté, je vis avec un inexprimable serrement de cœur ces misérables, transformés tout à coup de quêteurs de places en véritables mendians, se jeter sur les quelques napoléons qui étaient tombés de la bourse, puis saisir la bourse même, et la déchirer en se l’arrachant l’un à l’autre, sans se soucier le moins du monde des martyrs absens.

« Le lecteur aurait tort de penser que les acteurs de cette ignoble scène appartenaient aux bas-fonds de la société. Tout au contraire c’étaient des gens de la classe aisée, des avocats, des médecins, des ingénieurs, qui, depuis l’octroi d’une constitution par François II, ou bien étaient rentrés de l’exil, ou bien étaient sortis de prison, ou s’étaient vus délivrés de la surveillance qui auparavant pesait sur eux. »


M. Arrivabene ne quitta Naples que lorsqu’il eut assisté, sans y prendre trop d’intérêt, au bombardement final de Gaëte. Après bien