Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/404

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

curiosité d’un cocher de place. Ils gardèrent le silence, nonobstant l’ennui que leur causaient les questions de leur automédon, incessamment répétées tant que dura le voyage.

« Au moment où ils descendirent de leur timonella, je me tenais avec quelques officiers de l’état-major sarde devant la porte du quartier-général. La physionomie du comte, ordinairement souriante et gaie, montrait assez quelle tempête grondait au dedans de lui. Nul ne put entendre, tandis qu’il traversait le vestibule, les formules bienveillantes qu’il avait volontiers sur les lèvres. Répondant à peine aux tristes salutations des assistans, il demanda si le roi était à Monzambano. Et comme il lui fut répondu que sa majesté se trouvait pour le moment à sa résidence particulière, la villa Melchiori, le comte et M. Nigra s’y rendirent, et y demeurèrent jusqu’au moment où Victor-Emmanuel partit à cheval pour Valeggio, quartier-général de l’empereur.

« Le lendemain, vers midi, Cavour et son secrétaire revinrent à la casa Melchiori… Cavour savait désormais que le grand sacrifice était consommé. Une grande agitation le dominait : son visage était pourpre, et son attitude si simple, si naturelle d’ordinaire, trahissait par des gestes violens l’exaspération qui lui ôtait tout empire sur lui-même… Il ôtait de temps en temps son chapeau avec le mouvement convulsif d’un homme dont l’irritation est au comble, et toutes les exhortations de ses amis modéraient à peine l’expression de sa colère.

« Pendant le séjour que fit le comte à la casa Melchiori, je ne quittai point le quartier-général sarde, curieux que j’étais de connaître le résultat de l’entrevue importante qu’avaient en ce moment le roi et son ministre : elle dura près de deux heures, et fut des plus orageuses. On racontait alors que les premières paroles de Cavour ne furent rien moins que respectueuses pour l’empereur des Français. Il conseillait à Victor-Emmanuel de repousser immédiatement les conditions de paix, et de retirer ses troupes de la Lombardie, laissant ainsi Louis-Napoléon se tirer comme il le pourrait de la situation difficile qu’il se serait faite. Cavour dit nettement à son souverain que les intérêts de l’Italie avaient été trahis, et la dignité royale considérablement ravalée ; — il alla même jusqu’à conseiller une abdication. On dit que, pendant toute cette discussion, le roi montra un calme, un sang-froid dont peu de gens l’auraient cru capable. Il essaya, par tous les moyens imaginables, de calmer son premier ministre, qui, sous l’aiguillon de la douleur, semblait presque avoir perdu la raison. Je ne me porte certes pas garant de l’histoire qui fut faite à ce sujet ; mais on affirmait et on croyait généralement à Monzambano que la fureur à laquelle Cavour était en proie s’était traduite par des expressions assez irrévérencieuses pour forcer le monarque à lui interdire sa présence.

« Lorsque le comte reparut sur la piazza de Monzambano, son émotion n’était nullement calmée. Je n’oublierai jamais cette scène déchirante. Adossé à la muraille d’une misérable pharmacie, Cavour échangeait de vives paroles avec son secrétaire… Des exclamations indignées sortaient par saccades de ses lèvres frémissantes, et des éclairs de colère passaient à chaque instant sur sa figure hâlée par le soleil… Spectacle singulier et terrible ! »