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de l’histoire rapetisserait la révolution chrétienne en répétant ces timides paroles. Quel abîme entre l’administration de l’empire et la doctrine du Christ ! Autant vaudrait confondre le fini et l’infini. La vraie formule de ce temps est toujours celle qu’a donnée Hegel : « l’esprit de vie emplissant les cadres vides. » L’esprit de vie, c’est l’enseignement du Christ ; les cadres vides, c’est l’administration romaine. Il faut ajouter seulement que cette politique romaine avait préparé le terrain à la prédication évangélique et disposé les âmes à la fraternité par l’action continue de ses nivellemens, action souvent mal connue, mal jugée, et que M. Amédée Thierry a mise désormais en pleine lumière.

Nous avons rapproché de M. Amédée Thierry plusieurs des hommes qui ont laissé de nos jours la plus forte empreinte sur la philosophie de l’histoire, entre autres Hegel et M. Guizot. C’est que M. Thierry nous conduit sur les lieux élevés, dans le pur domaine de la science. J’éprouve, pour ma part, le besoin de l’en remercier. L’histoire romaine a été dans ces derniers temps une sorte de champ de bataille. Glorifier l’empire ou le condamner, c’était prendre parti dans les luttes du XIXe siècle. M. Thierry a écrit son livre sans autre préoccupation que celle de la vérité historique. Ce tableau de l’empire romain, publié il y a quelques mois, est le résultat de recherches et de méditations entreprises depuis plus de trente années. L’illustre auteur des Lettres sur l’histoire de France, parlant des projets d’études qui l’occupaient en 1828, s’exprimait en ces termes : « Mon frère, Amédée Thierry, achevait alors son Histoire des Gaulois, un de ces ouvrages d’érudition forte et consciencieuse, où les textes sont épuisés, et qui restent comme le dernier mot de la science. Il allait donner au public une moitié des prolégomènes de l’histoire de France, les origines celtiques, le tableau des migrations gauloises et celui de la Gaule sous l’administration romaine. J’entrepris de donner pour ma part l’autre moitié, c’est-à-dire les origines germaniques et le tableau des grandes invasions qui amenèrent la chute de l’empire romain d’Occident. J’éprouvais un véritable plaisir de cœur à l’idée de cette association fraternelle, à l’espoir d’attacher nos deux noms à la double base sur laquelle doit reposer notre histoire nationale. L’ouvrage de mon frère a vu le jour, et il a fait un beau chemin dans le monde littéraire ; le mien est resté interrompu. » C’est en étudiant la destinée des Gaules sous l’administration romaine que le digne frère d’Augustin Thierry conçut cette philosophie de l’histoire dont nous venons de signaler les hardiesses. Une œuvre composée si patiemment, et qui est le résumé de toute une vie, est bien une œuvre désintéressée, par conséquent une œuvre libre.