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et, allant sur les traces de Gustave-Adolphe, il ne désire que d’être utile à une cause qui est celle de l’Europe opprimée. Vous qui avez été si zélé de tout temps pour cette même cause, vous sentirez, je n’en doute pas, tous les avantages qui résulteront pour l’Europe et l’humanité en général, si elle triomphe, et, comme Polonais, vous ne pouvez pas vous aveugler sur tous les malheurs auxquels votre patrie s’expose, si, suivant les étendards de la France, elle donnait à la Russie un droit de se venger d’elle pour tout le mal qu’elle lui aurait fait.

«… Adieu, mon cher ami, la Providence seule connaît l’issue qui est réservée à tous les grands événemens qui se préparent. Il m’aurait été bien doux de vous revoir à Wilna, pour où je pars dans trois jours ; mais je n’ose vous le proposer, sentant parfaitement tout le danger qu’il y aurait pour vous dans cette course. Ne prenez pour guide dans tout cela que votre prudence, et croyez-moi de cœur et d’âme tout à vous pour la vie… »


Ces lettres curieuses, et jusqu’ici inconnues, révèlent la nature d’Alexandre, les préoccupations, les obsessions et les désirs avec lesquels il marchait à cette lutte inévitable. Elles sont comme le prologue d’un drame où vont se jouer les destinées de la nation polonaise et de l’Europe. Une chose était vraie et bien claire dans cette correspondance : c’est qu’à tout événement, ce duel gigantesque une fois engagé, la Pologne ne pouvait manquer d’être exposée à tous les feux de la guerre. Au premier instant, il est vrai, malgré des difficultés déjà visibles, cette étrange expédition de 1812 s’inaugure victorieusement par l’invasion de la Russie. Napoléon s’avance, traînant à sa suite les contingens de vingt nations à la tête desquels marche l’armée polonaise, combattant pour elle-même en combattant pour la France. Tandis que l’armée d’invasion s’enfonce en Russie jusqu’à Moscou, la diète réunie à Varsovie se transforme en confédération générale, proclame le rétablissement du royaume indépendant de Pologne et fait appel aux Polonais de toutes les provinces. La Lithuanie, la Ruthénie s’associent au mouvement. Il y a un moment où l’on croit avoir touché le but. Laissez passer quelques jours, tout a changé déjà. Cette armée, entrée victorieuse à Moscou, est décomposée par les élémens et se replie en désordre vers les frontières, se disputant pas à pas à la destruction, suivie par les Russes, qui regagnent le terrain perdu. Cette Pologne, née à peine à une vie nouvelle, redevient un théâtre de guerre. Elle n’est pas seulement un champ de bataille matériel, elle est un champ de bataille moral, où en quelques mois les esprits, les cœurs passent par toutes les alternatives d’une confiance exaltée et du découragement. Tout n’est pas dit encore sans doute ; mais l’incertitude renaît, le sentiment des malheurs passés se ravive, le patriotisme retrouve toutes ses anxiétés.