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immédiate. « Il n’y aurait plus alors de sa part que prudence ou folie, » comme dit très bien M. de Maistre.

Je ne nie pas pour cela la philosophie de l’histoire, un si beau thème ! ni la Providence, c’est-à-dire les regards et les décrets d’en haut sur le monde moral. Je suppose seulement que les lois divines sont compatibles avec cette autre loi de la liberté humaine, par un procédé qui est une certaine somme d’effet permise à nos bévues et à nos scélératesses. Il ne faut pas médire d’une institution parce qu’elle s’est mal comportée à cette épreuve du hasard, et surtout il ne faut pas y renoncer. La passion et le hasard ont leurs jeux, qui dérangent tout. La banque la mieux conçue et la mieux conduite fera banqueroute un jour de panique où tous les porteurs de ses billets en voudront le remboursement. Si toute la population d’une ville affluait à son chemin de fer pour fuir un fléau ou pour courir à la fête voisine, le chemin de fer n’y suffirait pas avec le matériel le plus complet. Je le demande : serait-il spirituel de répudier pour cela les banques et les chemins de fer ? Ici je veux prévoir une objection ou plutôt un sarcasme, une réduction à l’absurde des idées qu’on vient de voir sur la puissance de l’opinion. Puisque l’opinion exerce par elle-même un tel empire, puisque la pensée commune a des effets si éclatans et si infaillibles pour détruire ou pour créer, à quoi bon l’organiser ? Pourquoi compliquer et embarrasser la vie sociale, la paix publique, de ressorts bruyans et explosibles ? Pourquoi instituer un système de disputes officielles là où suffirait, tantôt insinuante, tantôt impérieuse, la sève critique qui circule dans les esprits ? Cette objection perd de vue que l’appareil parlementaire, que des conseils souverains et représentatifs de la nation ne sont pas seulement la garantie, mais la forme du droit national, l’expression de l’opinion publique. C’est chose nécessaire aujourd’hui moins peut-être pour défendre ce droit que pour manifester cette opinion, — un organe plutôt qu’un bouclier.

Parmi les êtres en général, il n’est pas de faculté qui n’ait son organe. Qui est-ce qui respire par les pattes ? Qui est-ce qui marche par la bouche ? Cela revient à dire que la nature approprie toujours les moyens à la fin, quelle que soit la sobriété classique de ses ressorts. Pourquoi en serait-il autrement parmi ces êtres appelés nations, quand elles en sont venues à vivre sciemment et à se gouverner elles-mêmes, quand la raison qui est dans chacun sert à la chose publique sous le nom d’opinion publique ? Pourquoi l’intelligence collective qui vient aux peuples n’aurait-elle pas son organe ? La plupart des constitutions, quand elles reconnaissent une force quelque part, l’érigent en pouvoir. Tel pays ayant des classes supérieures douées de tradition et d’autorité morale en a fait un élément