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maestro de l’éloquence leur donnait ses instructions sur la manière de le lire, notait les inflexions et les repos pour ne pas fatiguer l’auditoire. Ainsi chaque discours pouvait avoir un nombre indéfini de reprises, car nous sommes bien obligé d’emprunter la langue d’un art qui ne sert qu’au plaisir pour faire comprendre les caractères de cette éloquence oisive, mais ravissante pour des Grecs.

Le rhéteur Isocrate, dont on ne s’occupe guère aujourd’hui, est devenu sous la plume de M. Havet un personnage des plus intéressans. L’artiste, l’homme si longtemps défiguré par des éloges insipides revit devant nous et s’empare de l’attention. On aime à voir cet Athénien si bien doué et sachant si bien aussi jouir de tous ses dons, beau, riche, élégant, pacifique, heureux même de ses infirmités physiques et morales, redevable à sa faible voix et à son débile courage de pouvoir éviter les mêlées oratoires, où la dignité personnelle risque d’être froissée et de souffrir, passant sa longue vie à se composer un beau personnage, image de son irréprochable éloquence, sophiste honnête, qui, dans sa vie comme dans ses discours, se montre à la postérité dans les plus belles attitudes morales. Ce doux philosophe, cet excellent, mais faible citoyen, a été une sorte de prédicateur au service des sentimens civiques ; mais, toujours artiste en même temps que citoyen, il consacrait son éloquence à embellir la gloire de sa patrie avec d’autant plus de zèle et de persévérance que la gloire de sa patrie servait à embellir son éloquence. Il a été plus qu’un simple rhéteur, il a été, dans sa vie comme dans ses discours, l’exemplaire le plus accompli de la plus décente rhétorique. Si Démosthènes se sert de la parole comme un honnête homme d’un habit pour se couvrir, on peut dire qu’Isocrate s’en est servi comme un honnête homme qui veut faire belle figure. Comment blâmer d’ailleurs cette espèce de luxe oratoire qui ne se compose que de sagesse, d’élégance et de patriotisme ? Il a commis des fautes sans doute, mais sans le savoir ; il a traité avec Philippe, au lieu de s’en défier ; il lui a écrit une belle lettre pour l’entretenir dans de bons sentimens ; il s’en est fait le garant auprès de ses concitoyens, au risque d’endormir leur vigilance patriotique ; il a servi naïvement le Macédonien, ne pouvant se figurer qu’il n’eût pas converti celui qu’il avait prêché, car n’oublions pas d’ajouter qu’à cet homme heureux les dieux avaient donné par surcroît une vanité innocente, douce aux autres, souriante à lui-même, qui lui permettait de jouir de toutes ses qualités, de ne pas voir ses erreurs, de faire sans cesse le tour de ses propres perfections, défaut si l’on veut, mais défaut délicieux pour celui qui en est doué, et sans lequel le génie même ne peut vivre en joie.

M. Havet a peint en quelques pages exquises cet orateur honorable dont toutes les qualités confinent à des défauts, et dont le portrait, pour être ressemblant, demande les plus fines nuances. Il ne s’est pas proposé de faire un panégyrique, mais une étude vraie, sincère, qui estime à leur juste prix cet art factice ou minutieux, ce talent placide, cette magnificence de formes souvent un peu vide ou mensongère, puis cette noblesse de caractère sans énergie, cette raison timide et cette sagesse un peu courte. Toutes ces faiblesses de l’homme, du citoyen et de l’artiste n’empêchent pas d’ailleurs ce personnage si distingué d’exciter la sympathie et même une certaine admiration. Cet homme en tout semblable à lui-même, dont le talent répond