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sous la brosse du groom, un pauvre clachan d’Ecosse[1] habillé de mousse et de chèvrefeuille, un morceau de lande stérile où les genêts et les rochers foisonnent à l’envi, un jeune faon accroupi dans la bruyère, pauvre orphelin à demi apprivoisé que nourrissent les enfans de la ferme voisine.

Un de ces gentilshommes rustiques du comté de Lancastre m’a déclaré, parlant à ma personne, qu’il ne donnerait pas dix livres sterling du plus beau tableau qui soit au monde… à moins que ce ne fût pour le revendre avec bénéfice. Quant au jeune héritier de ce glorieux patriarche, il ignorait même l’existence en Angleterre d’une. Académie royale des beaux-arts. Il ne connaissait pas le nom d’un seul des peintres modernes, et, n’en ayant jamais ouï parler, il les vouait, sans hésiter, au néant. — C’est fini maintenant de la peinture anglaise ! me disait-il avec un aplomb superbe. Par cet échantillon des hautes classes, jugez ce que je pouvais espérer des autres. À mon arrivée dans le pays, les gardes-chasse avaient froncé le sourcil. Je devais être un braconnier déguisé. Les fermiers me croyaient un colporteur et s’informaient des objets que j’avais à vendre. Les meneurs de bestiaux, les herbagers, regardaient volontiers ma hutte comme un cabaret. Les femmes venaient pour s’y faire dire la bonne aventure, et les enfans avec l’espoir que je leur montrerais des animaux sauvages. À ces divers titres, on m’accordait quelque considération. Je l’ai perdue complètement depuis qu’on m’a vu préparer moi-même mes modestes repas sur ce petit « fourneau magique » inventé par l’illustre Soyer, et surtout à partir du jour où l’on a pu supposer que je travaillais « pour vivre. » Grande flétrissure en effet chez ce peuple dont les immenses travaux ont la richesse pour but, et qui, par une étrange inconséquence, ne respecte que le résultat acquis, méprisant au contraire la servitude héroïque par laquelle il faut passer pour l’atteindre !


II

J’aurais pu passer cinq ans au lieu de cinq mois sur mes bruyères du comté de Lancastre ; mais, sans regretter l’expérience que je venais de faire, il m’était impossible de m’acharner, comme le peintre Constable, à travailler d’après des modèles inférieurs, lorsqu’à trois journées de moi, vers le nord, je savais une mine presque inépuisable de paysages sublimes. Ceux dont je suis entouré manquent d’eau ; c’est presque dire qu’ils manquent d’âme et, dans tous les cas, de mouvement. — Je me décidai à partir au printemps pour les highlands.

  1. Le clachan est le hameau des highlands.