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aurait pu être il y a dix ans ? Quoi qu’il en soit, dans la situation actuelle de l’Orient, que demain le sultan et son gouvernement viennent à manquer : cette riche succession tombe en déshérence ; c’est alors un chaos de prétentions exagérées et contradictoires, un tumulte d’ambitions à la fois acharnées et impuissantes qui auront pour inévitable effet de réveiller ces vieilles idées de partage, où je vois un grave danger tout à la fois pour la paix de l’Europe et pour l’avenir des populations orientales.

Aussi bien que son intérêt, la justice défend à la France d’encourager de pareilles idées. Ces odieux partages, dont on ose encore parler, il semble que l’Europe devrait en être dégoûtée ; n’est-elle pas assez instruite par l’exemple de la Pologne et par le spectacle des embarras que le crime de Catherine et de Frédéric II cause aux puissances qui l’ont commis et à celles qui l’ont laissé commettre ? Mais, dira-t-on, l’analogie n’est que lointaine ; hors les Turcs, auxquels vous ne tenez pas, il n’y a point dans le Levant de nationalité historique, de peuple organisé et indépendant qui se trouve atteint et supprimé par un traité de partage. Sans doute ; mais il y a dans le Levant des races antiques et vigoureuses dont tant de siècles n’ont pas épuisé l’indestructible vitalité, dont tant de malheurs et de souffrances n’ont pas découragé l’effort, et qui ne demandent qu’à renaître sous la forme de nations à la fois vieilles et nouvelles, rajeunies par l’épreuve, éclairées par une longue et douloureuse expérience ; il y a là des germes vivans que vous n’avez pas le droit d’étouffer, ou même de gêner dans leur essor, quand, après avoir traversé sans périr un si froid et si dur hiver, ils s’apprêtent à éclore aux tièdes brises qui leur viennent de l’Occident, à pousser dans l’air libre d’un joyeux printemps feuilles et fleurs renouvelées. Ainsi font ces vieilles souches d’oliviers que chacun a pu remarquer aux environs d’Athènes. Combien de fois, depuis le temps où Pallas luttait avec Poséidon sur le rocher de l’Acropole, un ennemi, un barbare, jadis le Perse ou le Thébain, plus tard le Slave ou le Turc, a coupé les rameaux de l’arbre et brûlé le tronc, nul ne le sait ; mais la puissante racine reste enfouie dans le sol fidèle, et l’envahisseur à peine parti, sous les branchages flétris dont la campagne est jonchée, sous les cendres grises commence à pointer une faible tige que gonflera bientôt la sève immortelle. Attendez quelques années, et de nouveau les rameaux élancés se pareront de leur élégant et pâle feuillage, et plieront à l’automne sous le poids des fruits !


GEORGE PERROT.