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de force et d’autorité. Comme peuvent l’attester tous ceux qui ont un peu vécu dans ces contrées, du Soudan au Danube, de Tripoli de Barbarie à Bagdad, les Turcs, en possession exclusive du pouvoir depuis plusieurs siècles, Ont sans effort et comme de naissance et d’instinct le geste et l’accent impérieux. Sans doute ils sont loin de posséder la science du gouvernement, mais ils en ont l’attitude et le prestige. Dans le train ordinaire de la vie, tous les raïas, à part quelques esprits cultivés et nourris d’ambitieuses espérances, Grecs et Arméniens, Valaques du Pinde ou Bulgares, Chaldéens, lézidis, Alepins, catholiques et schismatiques, se résignent sans effort à obéir aux Turcs, parce que c’est une habitude héréditaire, et que d’ailleurs ils se savent tous égaux devant ce maître qui tient une place où aucune de ces races et de ces religions ne consentirait à voir s’établir une de ses rivales. Que les Turcs disparaissent comme par un coup de baguette, et ce sera entre tous ces peuples et tous ces groupes religieux une compétition effrénée, une guerre à outrance. Ils se détestent l’un l’autre, et n’ont guère entre eux d’autres rapports que de payer l’impôt au même souverain et de vivre l’un auprès de l’autre dans différens quartiers d’une même ville, dans différens districts d’une même province ; chacun enfin, plus faible et à peine représenté dans telle ou telle région, l’emportera dans telle autre en nombre et en richesse sur tous ses concurrens, et ne se résoudra jamais à tomber au second rang dès que le premier ne sera plus occupé par l’autorité turque.

Le développement du royaume de Grèce, si l’Europe avait eu jadis la main plus heureuse en lui choisissant un roi, aurait pu modifier profondément la situation au profit des Grecs, les plus intelligens, les plus avancés et les plus ambitieux de tous les chrétiens orientaux. Que le roi Othon se fût trouvé mieux approprié par la nature et l’éducation aux difficiles fonctions où l’avait appelé la diplomatie, que le petit royaume prît l’essor que pouvaient lui faire espérer l’esprit éveillé et l’activité un peu inquiète de sa population, ainsi que le patriotique et prodigue concours des Grecs, opulens de l’étranger, l’Orient avait son Piémont ; les circonstances aidant et les hommes ne leur faisant point défaut, la Grèce aurait pu, un jour ou l’autre, attirer à elle, outre la Thessalie et l’Epire, les provinces maritimes de la Turquie d’Europe et les îles, qui sait même ? reporter sa capitale sur les rives du Bosphore, dans Stamboul, redevenue Constantinople. Notre siècle a vu se réaliser des rêves qui paraissaient plus chimériques. Ces espérances semblent aujourd’hui quelque peu compromises ; admettons néanmoins que les choses prennent la tournure la plus favorable : ne faudra-t-il pas toujours plus d’une année à la Grèce, même sous un prince intelligent et avec l’appui de l’Europe, pour arriver au point où elle