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mouvement semblait devoir cesser, l’homme perdre le sentiment de sa liberté, se réfugier au cloître et se dégoûter de la vie ? L’ascétisme de l’Imitation, le serf arbitre de Luther, la prédestination absolue de Calvin, tout cela n’était-il pas aussi hostile à la nature humaine, aussi menaçant pour le progrès que le fatalisme musulman ? Et pourtant catholiques et protestans ont passé outre, et, sans renier le christianisme, ne se sont pas arrêtés dans ces dogmes qui étaient bien sortis de lui, mais qui ne l’exprimaient pas tout entier. On peut même aller plus loin : à certains momens, au lieu de briser, comme on aurait, pu le craindre, le vivant ressort de l’énergie humaine, ces hautes et cruelles doctrines lui ont pour ainsi dire donné une nouvelle et plus forte trempe, une élasticité surprenante ; elles l’ont rendu capable de subir une tension plus violente, d’imprimer au siècle un plus puissant élan. Il en a été de même dans l’islamisme. N’est-ce point la confiance de ses premières, générations de croyans dans le Dieu, que leur avait révélé le Coran, n’est-ce point leur absolue soumission à ses volontés qui a précipité les Arabes à la conquête du monde, et qui leur a fait, en quelques années, étendre leur empire de l’Indus au détroit de Gibraltar ? Une fois tombé ce premier emportement de la guerre et du prosélytisme, les califats de Bagdad et de Cordoue ne témoignent-ils pas devant l’histoire de l’activité multiple que peut déployer et de l’éclat que peut jeter une société musulmane en dépit du principe fataliste que sa religion renferme ? Les Turcs eux-mêmes nous ont-ils toujours donné le triste spectacle qu’ils nous offrent aujourd’hui ? La race tartare, d’où ils tirent leur origine, est incontestablement la moins bien douée de toutes celles qui ont paru sur la grande scène de l’histoire, où elle n’a guère joué, comme l’a si bien remarqué M. Ernest Renan, d’autre rôle que celui d’un fléau destructeur ; les Turcs ottomans, malgré ces flots d’un sang plus noble qu’ont fait couler dans leurs veines, pendant les premiers siècles de la conquête, le tribut des enfans et de continuelles unions avec des captives chrétiennes ou avec les belles esclaves de Géorgie et de Circassie, malgré les avantages qu’ils ont tirés de ce croisement au point d’en être physiquement à peu près transformés, les Turcs ottomans sont encore, pour ce qui tient à la culture et à l’étendue de l’esprit, notoirement inférieurs aux peuples que le glaive leur a momentanément subordonnés, comme les Grecs et les Arméniens. Cette infériorité intellectuelle devait les disposer à prendre au pied de la lettre le dogme musulman, à l’accepter dans toute son étroite et rigide simplicité ; ce sont les Turcs en effet qui représentent maintenant l’orthodoxie dans le monde musulman, tandis que les Bédouins n’ont pour ainsi dire plus de religion ni de culte, et que les Persans se sont fait un islamisme à eux, très opposé, sous bien des