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rebelles se jetaient de vingt-cinq pieds de haut ; ceux qui hésitaient étaient précipités en bas par un choc irrésistible, et tombaient par, centaines sous une grêle de balles ou étaient hachés par la mitraille des armstrong tirant du haut de la digue. Ce fut une boucherie sans pitié, car l’œuvre de vengeance continuait encore.

La prise de Tsao-lin assurait le succès de la campagne du Pou-tong. Les Anglo-Français étaient maîtres d’une excellente base d’opérations ; leurs derrières étaient assurés, et les approvisionnemens faciles par la digue, la mer et les canaux. Il n’y avait plus qu’à marcher en avant et à pousser les rebelles avec cette vigueur, cette célérité qui avaient donné déjà de si heureux résultats ; mais il semblait que, depuis la mort de l’amiral Protet, l’âme de la campagne se fût comme envolée. Tout le monde sentait comme un vide immense ; tout paraissait sombre et triste. Les chaleurs étaient suffocantes, et les fatigues incroyables pour des hommes qui se battaient le matin, tramaient péniblement les jonques pendant toute la journée, souvent durant la nuit, et recommençaient le lendemain. L’amiral n’était plus là, avec son activité dévorante et sa foi ardente dans la grandeur de l’entreprise qu’il avait conçue, pour ranimer les faibles, consoler les blessés et entraîner les masses comme un seul homme. Le choléra, cette hideuse maladie que les Européens traînent à leur suite dans tous les pays, sous tous les climats, sévissait cruellement et dévorait la petite armée.

Malgré tout, il y a tant de ressort et d’énergie chez les hommes, que les alliés allaient continuer leur œuvre : les ordres de départ étaient lancés, les colonnes s’ébranlaient lorsque, par une étrange fatalité, la trahison, qui, depuis l’ouverture de là campagne, semblait les suivre pas à pas, vint encore compliquer la situation et tout arrêter. Le foutaï, fidèle à sa politique hostile aux Européens, n’avait envoyé de garnison ni à Kia-ding ni à Tsin-poo ; il n’avait point fait marcher non plus de colonnes mobiles dans les campagnes pour rassurer les habitans et détruire les bandes de rebelles isolées. Aussi les Taï-pings, venant du nord au nombre de 200,000, envahissaient de nouveau le pays sur la rive gauche du fleuve, bloquaient et assiégeaient les faibles garnisons européennes laissées dans les places, et menaçaient d’enlever Shang-haï pendant l’absence des alliés.

En présence d’un tel état de choses, les commandans en chef durent brusquement interrompre la campagne ; ils gardèrent leur base d’opérations en laissant à Na-djo une garnison capable de s’y maintenir plusieurs mois, et le 21 mai les alliés rentraient à Shanghaï. Les garnisons de Tsin-poo et de Kia-ding furent dégagées et retirées par une pointe hardie en rase campagne, puis toutes les forces militaires et maritimes anglo-françaises furent concentrées dans Shang-haï, à Zi-ka-wei et à Woo-sung, dont on augmenta les