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d’une heure celui de l’ennemi se ralentissait déjà. Les canons de 30, merveilleusement servis, eurent bientôt fait deux brèches praticables : déjà les.bateaux-ponts s’avancent malgré la mousqueterie des assiégés ; l’artillerie de campagne marche intrépidement jusqu’au fossé et les soutient. Le signal de l’assaut a traversé l’air ; c’est le moment suprême : les colonnes s’élancent sur les ponts au pas de course ; les échelles sont dressées, on monte les uns par-dessus les autres ; les tambours battent, les clairons sonnent la charge, les musiques jouent les airs nationaux ; un immense cri de victoire, partant de toutes les poitrines, salue les premiers rendus sur la brèche. L’ennemi ne peut résister à un pareil élan ; il lutte un instant sur les murailles, se débande à travers la ville dans toutes les directions ; on le poursuit l’épée dans les reins, et Kia-ding, que les rebelles n’avaient conquis qu’après un siège de six ans, tombe en quelques heures au pouvoir des alliés.

La ville avait dû, dans ses momens de splendeur, renfermer une puissante population. Coupée par des canaux autrefois couverts de jonques et aujourd’hui presque tous comblés, remplie de palais, de temples en ruine, Kia-ding n’était plus que l’ombre d’elle-même. Tout croulait, les rues étaient presque impraticables. Cinq mille prisonniers, une bande d’étoffe blanche sur la tête en signe de soumission, s’y pressaient à genoux sur le passage des vainqueurs, les uns poussant des cris lamentables, les autres attendant avec le stoïcisme de l’apathie la mort ou un peu de riz. La plupart d’entre eux n’étaient que des paysans prisonniers des rebelles, et montraient leurs membres meurtris par les coups de bambou ou de lance. Cinq cents chevaux tout harnachés furent ramassés dans les rues par les marins, qui professent un goût passionné pour l’équitation. Perchés sur ces selles chinoises qui ressemblent à des toits de maison, ils ramenaient à la place désignée tous les rebelles qui fuyaient en les tenant par les cheveux, que les Taï-pings portent longs, sans queue, en signe de révolte contre la coutume tartare de se raser une partie de la tête. Une telle discipline d’ailleurs régnait parmi les alliés que l’on ne vit plus se renouveler ces scènes honteuses de pillage où chacun, oubliant son grade, ne semble préoccupé que de s’enrichir après la victoire. 600 hommes, choisis par moitié entre les deux nations, furent chargés de ramasser et de conduire dans les grandes pagodes tous les objets précieux. Une commission mixte présidait à ce sac, organisé militairement, et par les portes de la ville, sévèrement gardées, on ne laissait passer aucun homme sans le fouiller. Plus tard, à Shang-haï, on devait vendre tout ce butin, et une équitable répartition, basée sur les effectifs des deux nations, devait récompenser chacun, d’une façon régulière.