Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/873

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pays avec la fille d’un mandarin ; il avait reçu, en récompense de ses services, un bouton d’un rang élevé. Très bien secondé par une flottille à vapeur assez nombreuse et par des officiers qu’il choisissait avec soin dans cette foule de marins insoucians et braves qui commandent ou servent à bord des navires de commerce, Ward tenait garnison dans Son-kiang, sa conquête, couvrait ainsi Shang-haï à l’ouest, exerçait ses troupes et organisait son artillerie. Son influence était énorme sur les autorités chinoises, auxquelles il imposait par sa résolution, son activité, son sans-gêne d’Américain et l’éclat des services rendus. Son passé, un peu obscur, avait été noirci ; mais, calomnié ou non, il s’était fait dans la colonie européenne, auprès des amiraux et des marins, une grande réputation de bravoure et de loyauté. Il était tout dévoué à notre cause malgré sa naturalisation chinoise ; il haïssait profondément les rebelles, et savait donner à ses troupes cet élan qui enlève la victoire. Aussi, avec son millier d’hommes, formant un fort bataillon, bien commandé par des officiers et sous-officiers européens, avec ses moyens de transport et sa grande connaissance du pays, Ward pouvait, au début des hostilités, rendre de sérieux services aux alliés[1].

À côté de ces Chinois réguliers, et comme pour former un contraste frappant, on voyait ces tristes soldats impériaux, espèces de bachi-bozouks recrutés dans la lie du peuple, peu vêtus, mal nourris, jamais payés, armés de lances en bambou, de fusils à mèche, de tam-tams, avec le mot brave écrit sur l’estomac et sur le dos, le seul côté qu’ils montrassent toujours à l’ennemi. Mal commandés par de lâches mandarins, leur grande occupation consistait à établir des camps dès qu’ils s’arrêtaient : ils creusaient un fossé formant un grand carré, élevaient un faible parapet percé de meurtrières et d’embrasures pour des canons gros comme le doigt, passaient la journée à fumer de l’opium, à tirer des coups de fusil en l’air, à jouer du gong, et fuyaient dès que les rebelles s’avançaient, laissant à leur merci, après l’avoir pillée, toute une population qui était venue chercher près d’eux refuge et protection. Incapables de tenir campagne, quel que fût leur nombre, passant souvent aux rebelles, c’était une véritable plaie que ce ramassis d’hommes, tirés pour la plupart de la populace des grandes villes.

La marine impériale, forte de plus de huit cents jonques, grandes et petites, à voiles et à rames, présentait un armement formidable en canons de toutes les dimensions. Bien dirigée, cette flotte, par sa facilité à manœuvrer dans ce dédale inextricable d’arroyos, eût

  1. Ward a été frappé il y a deux mois à peine (février 1863) à la tête de ses soldats, et sa mort a laissé un grand vide.