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que dans les Grisons arrivent 40 ou 45,000 moutons bergamasques, pour lesquels les communes, propriétaires des pâturages, reçoivent de 40 c. à 1 fr. 50 c. par tête. La recette totale monte à une quarantaine de mille francs ; mais comme le mouton s’attaque volontiers aux jeunes pousses des arbres et empêche ainsi le repeuplement des forêts, il se produit à cette heure un vif mouvement d’opposition contre les troupeaux étrangers, et déjà plusieurs alpes leur ont été enlevées.

En dehors des trois espèces de pâturages que nous venons de décrire, il est encore certains escarpemens si périlleux que le mouton même ne s’y aventure pas. Là ose gravir le montagnard, une faux à la main, pour faire la récolte du foin sauvage (wildheu). Comme l’homme n’a pu tracer au milieu des abîmes la limite de la propriété privée, l’herbe qui croît dans ces lieux presque inaccessibles est à Dieu, c’est-à-dire aux pauvres ; mais les pauvres ici ont tous une vache, des chèvres ou des moutons : il leur faut donc du foin. Jusqu’au 13 août, nul ne peut faucher ; à partir de ce jour, celui qui occupe le premier une place où pousse l’herbe sauvage a le droit de la couper. C’est donc à qui partira le plus matin pour la laborieuse expédition. Malgré cette compétition, les querelles sont rares, et au lever du soleil chacun, accroché à la pente qu’il a conquise, pousse des cris de joie ou fait retentir la corne des Alpes. Pour se livrer à leur dangereux travail, les wildheuers, les faucheurs de foin sauvage, s’attachent au pied des pointes en fer qui les empêchent de rouler au fond des précipices, et malgré cette précaution les accidens ne sont pas rares. Lorsque la fenaison est terminée, il s’agit de faire descendre le foin dans la vallée. Si la provision est rassemblée au bord d’un escarpement à pic, rien de plus facile : on lie le foin en bottes qu’on lance dans le ravin ; mais d’autres fois il faut attendre l’hiver, et jusque-là on met la récolte en meules maintenues par des pierres ou des branches de sapin. Quand la neige partout étendue a comblé les creux du terrain et rendu tous les chemins abordables, de hardis jeunes gens montent avec des traîneaux, y placent le foin et se lancent sur les déclivités des montagnes avec la rapidité de l’avalanche. C’est un des plaisirs de la mauvaise saison, accompagné, il est vrai, de beaucoup de fatigues et de dangers réels. Le foin si laborieusement conquis a d’abord le grand avantage de ne rien coûter que la peine de le faucher ; ensuite il fait profiter la vallée de la végétation perdue des hauteurs, et en augmentant la quantité du fumier il empêche l’épuisement des prés inférieurs. Sans le foin sauvage, une foule de petites gens seraient ruinés, et le chiffre du bétail s’abaisserait notablement.