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pend d’eux son ouvrage, et que, sacrés pour le bienfait, ils ne se contentent pas de jouir paisiblement de leurs richesses ? Le tort de M. Vernet, — nous ne parlons, bien entendu, que des procédés extérieurs de son talent, — est d’avoir fait de ce talent si rare un emploi un peu égoïste, de s’être voluptueusement complu dans l’exploitation pure et simple du domaine qui lui était échu tout d’abord. On l’a loué, et nous le louerons volontiers à notre tour, d’avoir laissé passer, sans vouloir s’enrôler sous aucune bannière, les querelles et les partis qui ont divisé notre école à partir des dernières années de la restauration ; on lui a su gré de son attitude imperturbable tant qu’a duré la guerre entre les classiques et les romantiques, comme on disait alors, et de son habileté singulière à se ménager entre les deux camps une position à l’abri des attaques, quoique fort en lumière et en vue. Rien de mieux. Était-ce une raison toutefois pour demeurer en apparence aussi indifférent à l’issue de la lutte ? Fallait-il, tout en gardant son indépendance, tout en accomplissant sa tâche, ne se préoccuper pour cela de rien autre, ni de personne ? Fallait-il, même dans l’intérêt de sa propre cause, se contenter de renouveler au jour le jour les preuves déjà faites, et ne pas tendre à élever au niveau des questions qui s’agitaient ses inspirations personnelles et ses visées ?

Qu’on ne se méprenne pas d’ailleurs sur le sens des regrets que nous exprimons. Le droit qu’avait M. Vernet de s’en tenir à des thèmes et à une manière de son choix n’est pas plus en question ici que l’originalité de son talent n’est contestable. Il a voulu, il a su se faire le peintre de la bataille moderne, telle que nos yeux l’ont vue ou que notre esprit la devine ; il a réussi le premier à retracer les faits d’armes contemporains avec une vraisemblance et une exactitude complètes. Cela est très méritoire sans nul doute, et nous n’avons garde de méconnaître les services rendus par le peintre de la Bataille de Montmirail, du Siège d’Anvers, des campagnes d’Afrique ; et de tant d’autres actions glorieuses qui revivent sur la toile, ou plutôt qui s’y réfléchissent comme dans un miroir. Ce que nous prétendons dire seulement, c’est que ces portraits, si fidèles à la surface, n’ont pas toujours au fond une majesté digne des modèles, digne de l’art lui-même dans l’acception la plus noble du mot. À force de se défier de l’exagération épique, M. Vernet perd parfois jusqu’à l’instinct de la grandeur, jusqu’au sentiment secret de la poésie ; à force de ne vouloir écrire qu’en prose, il lui arrive de substituer au langage de l’histoire les formules et le style du procès-verbal. Aborde-t-il des sujets de pure invention, les côtés un peu humbles de son imagination et de sa manière apparaissent plus visiblement encore. Sa fantaisie ne s’exerce qu’en plaine, son Pégase n’a point