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Il y avait danger réel pour le christianisme, dont les théories si absolues, si impératives, recevaient un apparent démenti dans la catastrophe qu’on l’accusait d’avoir amenée. L’église le sentit, et les docteurs travaillèrent de toutes parts à raffermir l’ordre moral ébranlé. On prêcha, on écrivit ; la prise de Rome fut le sujet de tous les sermons dans les provinces comme en Italie. Nous en avons plusieurs de saint Augustin ; mais le savant évêque ne se contenta pas de réconforter par ses discours l’église africaine : il composa pour la chrétienté tout entière un livre explicatif des derniers événemens sous le point de vue religieux, le livre si connu de la Cité de Dieu, dans lequel il établit dogmatiquement ce qu’on pourrait appeler la formule chrétienne de la chute de Rome. Aucun de ses ouvrages ne contient, avec une logique plus serrée, une plus grande profondeur de science : ce fut un point d’appui que le christianisme saisit pour se rasseoir. L’église le suivit dans cette voie, où l’histoire et la théologie, marchant côte à côte, se secondèrent l’une l’autre. Paul Orose écrivit sous les yeux du maître une histoire romaine, composée sur son plan et destinée à mettre les faits « du passé comme ceux du présent d’accord avec la doctrine. Toutes les branches des connaissances humaines furent en quelque sorte remaniées dans une même conception systématique, et il n’est guère d’ouvrage chrétien composé en Occident durant ce siècle et le suivant qui ne rappelle l’esprit et les conclusions de la Cité de Dieu.

La doctrine est celle-ci : je la prends non-seulement dans saint Augustin, mais dans les auteurs qui développent ou commentent ses idées.


« Alaric a été l’envoyé de Dieu, chargé de châtier Rome idolâtre ; il est venu faire la guerre aux idoles et abolir leur culte ; les Goths sont des libérateurs et des vengeurs du christianisme.

« On n’entend de toutes parts que ceci : « Rome a péri dans les temps chrétiens ; elle a péri au milieu des sacrifices des chrétiens. » Mais Troie, dont elle est issue, n’a-t-elle pas péri comme elle dans les flammes, au milieu des sacrifices des païens ? Rome a été incendiée dans les temps chrétiens ; mais elle l’a été plusieurs fois dans les temps païens : les Gaulois l’ont brûlée et ont campé un an sur ses cendres ; le hasard l’a fait brûler en l’an 700 de sa fondation, et Néron y a mis le feu pour son plaisir ; la religion chrétienne est-elle aussi responsable de ces catastrophes ?

« Quelle chose d’ailleurs a brûlé ? Des pierres, du bois, des maisons, de grandes murailles : les hommes avaient placé avec ordre des pierres sur des pierres, d’autres hommes les ont bouleversées. C’était là une Rome passagère, périssable comme toute œuvre humaine. La vraie Rome est dans la société des Romains ; celle-là vit encore et continuera de vivre, si les Romains ne blasphèment pas le Dieu vivant, s’ils ne mettent pas leur confiance dans des dieux de bois et de pierre.