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pas assez d’argents pour le payer. Il en fit partir plusieurs cargaisons, et quelques-uns des plus grands noms de Rome, traînés sur les marchés de l’Euphrate ou de l’Oronte, allèrent servir dans les gynécées de l’Orient ou se souiller dans le lit d’un maître. Encore si ce misérable avait été aveuglé par la haine ou le fanatisme religieux, s’il avait poursuivi le sénat dans les filles et les femmes des patriciens, et le paganisme dans celles qui avaient des pénates domestiques à emporter ! Mais non, il ne distinguait point ; qui n’avait point d’or ou qui n’en avait pas assez était à ses yeux pire qu’un apostat ou un païens.

Une affreuse destinée amena sous sa main la plus noble des matrones chrétiennes, Proba Faltonia. Après s’être rachetée deux fois de la captivité des Goths, la fille des Anices avait pu gagner l’un des ports de la côte, et à force d’argent elle avait décidé le patron d’une barque à la conduire à Carthage avec sa famille, composée de ses deux fils survivans, de sa bru Juliana et de la jeune Démétriade, cette fille de Juliana dont nous avons déjà parlé. La traversée fut rude, et les fugitifs n’échappèrent aux dangers de la mer que pour tomber dans les prisons du tyran. Proba eût pu faire appela Augustin, le recours des Romains en Afrique ; mais, si elle le fit, la voix d’Augustin fut méconnue comme tout le reste. Cependant Démétriade et sa mère étaient menacées de passer aux mains des marchands syriens, si elles n’acquittaient une somme énorme pour leur bienvenue. Un des fils de Proba, celui qu’elle aimait le plus tendrement, tomba malade et mourut, victime peut-être de l’insalubrité de sa prison. Dans cette extrémité, Proba ne balança plus, elle se dépouilla de tout ce qu’elle avait emporté de Rome : elle se racheta une troisième fois, sauf à mourir de faim le lendemain, mais à mourir du moins libre et sans honte. Elle recouvra plus tard une partie de ses immenses domaines après la pacification de l’Italie. Quand on trouve dans l’histoire de pareils crimes, on est tenté de réprouver, non pas seulement les coupables, mais la société au sein de laquelle ils pouvaient vivre et prospérer. Disons pourtant, à la décharge de cette société, que l’homme qui déshonorait ainsi le nom romain était en train de le renier, que son dessein était dès lors de rompre avec Rome et l’Italie et de se constituer en Afrique, sur le théâtre de ses pillages, un pouvoir indépendant, ou, comme on disait, une tyrannie, en opposition aux deux gouvernemens d’Honorius et du sénat. Les Anices demeurèrent à Carthage, retenus par les consolations et l’enseignement d’Augustin. Démétriade prit le voile des vierges, que l’évêque de Carthage, Aurélius, attacha lui-même sur son front ; Proba voulut retourner à Rome et y mourir près du tombeau de son mari.