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autour d’eux des élèves convaincus ou suscité à distance des imitateurs? M. Vernet, il est vrai, n’a jamais prétendu soumettre à une discipline fort exacte, ni même à une discipline quelconque, les jeunes artistes qui recherchaient ses conseils. Il a pu de loin en loin ouvrir son atelier à quelques élèves, et, comme plusieurs de ses confrères à l’Institut, remplir pendant de longues années les fonctions de professeur à l’École des Beaux-Arts; mais, hormis ses propres exemples, c’est-à-dire des leçons nécessairement stériles pour qui n’avait pas reçu en partage les mêmes dons que lui, quels enseignemens lui appartenait-il de fournir ? quels principes était-il en mesure de faire prévaloir, lui qui n’avait en réalité d’autre doctrine que l’instinct naturel, d’autre besoin que celui de produire vite, d’autre théorie que la confiance dans sa prodigieuse mémoire? Rien de tout cela ne pouvait se transmettre à autrui, et il eût été très regrettable qu’à défaut d’une assimilation impossible on essayât de recourir sur ce point à la contrefaçon. On ne s’en est guère avisé heureusement, — car il ne conviendrait guère de mentionner certaines entreprises où de prétendus imitateurs du peintre arrivent seulement à prouver leur impuissance, — mais les exemples donnés par M. Vernet n’en avaient pas moins ce grave inconvénient d’inspirer à notre époque le goût des succès faciles, de l’habituer au spectacle de l’improvisation pittoresque, et de diminuer d’autant ou de compromettre le respect dû à un art plus sérieux, à de plus sévères efforts.

La disproportion entre la renommée universelle de M. Vernet et l’influence médiocre ou à peu près nulle qu’il a eue sur les progrès de l’art moderne, cette inégalité s’explique donc par la signification toute personnelle et par les aspirations assez peu ambitieuses au fond, par les coutumes mesurées de son talent. N’est-ce pas là ce qui explique aussi la persistance des succès qu’il a obtenus, la vogue extraordinaire dont il jouit depuis un demi-siècle, et qui, chez nous, pourra bien lui survivre longtemps? La société française, en matière d’art et de littérature, a des goûts modérés comme son génie, tempérés comme le climat du pays qu’elle habite. Même dans le bien, les audaces l’effraient, les innovations à force ouverte la trouvent ou railleuse ou facilement rebelle. Elle s’accommode mieux des choses ingénieuses et pratiques que des fières spéculations, du bon sens qui parle clair que de la passion qui parle haut : elle accepte les conseils de meilleure grâce que les ordres, et ne se soumet sincèrement qu’à l’éloquence qui ne prétend pas la subjuguer. Les talens entiers, violons, pourront recruter des admirateurs parmi nous, s’emparer de quelques intelligences, susciter d’énergiques convictions; ils pourront même, à force d’obstination ou de courage, triompher