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Tell, le Freyschütz, Fidelio, la Vestale, les Iphigénies dans la douce langue de Métastase, parce qu’elle est plus euphonique que les autres. Ne croyez pas-que je plaisante, c’est un vœu qu’a émis tout récemment M. Berlioz, et tout indique que l’écrivain a bien deviné le sort qui nous attend.

Puisque le nom de M. Berlioz s’est présenté à mon esprit, je saisis cette occasion de dire un mot d’un petit événement qui s’est passé à la sixième séance de la Société des concerts le 22 mars. Le programme de ce beau concert contenait la symphonie avec chœurs de Beethoven, c’est-à-dire le plus grand monument musical qui existe au monde. Beethoven a fait des choses plus belles que cette dernière et neuvième symphonie ; mais aucune de ses conceptions n’ouvre un plus vaste horizon que ce poème immense, qui est composé de quatre parties dont l’exécution dure plus d’une heure et un quart. Il faudrait un volume pour analyser ce monstre, dont chaque épisode renferme des beautés infinies et une fantaisie qu’on ne peut comparer qu’à celle de Shakspeare. L’exécution de la symphonie a été parfaite, et les chœurs mêmes ont marché avec ensemble. Le quatuor final, qui est si difficile d’intonation, a été convenablement interprété par Mme Vandenheuvel-Duprez, Viardot, MM. Warot et Bussine. Après l’hymne d’Haydn exécuté par tous les instrumens à cordes, qui remplissait le second numéro du programme, MMmes Viardot et Vandenheuvel-Duprez sont venues chanter un nocturne tiré d’un opéra en deux actes, Béatrice et Benedict, dont les paroles et la musique sont de M. Berlioz. Il a composé cet intermède, pour le théâtre de Bade, où il a été représenté deux fois dans le mois d’août de l’année dernière. Le duo chanté par deux femmes, Héro et Ursule, est une mélodie douce et sereine, ou plutôt une rêverie un peu vague, une sorte de lai d’amour qui rappelle les vieux madrigaux de l’école italienne, mais rajeuni par un accompagnement ingénieux et coloré. Les deux voix, qui marchent presque toujours à la tierce, se heurtent parfois à une dissonance de seconde qui suspend avec grâce le doux murmure de la rêverie poétique, puis elles s’éteignent sur la tonique du ton comme un soupir qui se perd dans l’espace. C’est joli, c’est poétique, c’est délicatement écrit, et si le chant, par, lui-même, manque un peu de relief et d’originalité, la couleur et le sentiment en sont exquis. Admirablement chanté par les deux virtuoses que nous avons nommées plus haut, ce duo charmant a produit beaucoup d’effet sur le public du Conservatoire, qui a voulu le réentendre. Je n’aurais qu’une petite tache à signaler dans cette douce rêverie : c’est le gruppetto de la flûte faisant appoggiature sur la note du ton vers les dernières mesures. Je ne trouve pas que ce trait de réalisme soit d’un bon effet, et je n’étais pas le seul à blâmer ce petit artifice. Chose singulière, les amis et les admirateurs antiques et solennels de M. Berlioz paraissaient étonnés qu’il eût pu écrire un morceau d’un sentiment aussi délicat, tandis que moi, nourri dans la discussion et la polémique, je trouvais tout naturel qu’un homme distingué, à qui j’ai toujours refusé les facultés suprêmes du réformateur, eût rencontré l’heureuse inspiration que nous venions d’applaudir, ce qui prouve une fois de plus qu’un contradicteur intelligent vaut mieux pour un artiste que des sonneurs de cloche.


P. SCUDO.


V. DE MARS.