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l’intégrité nationale, cette parole de liberté n’en signalait pas moins l’accomplissement d’une révolution immense dans la vie du peuple américain. En effet, l’esclavage avait toujours formé une partie intégrante du droit public. Il existait pendant la guerre de l’indépendance ; après la déclaration des droits de l’homme, il avait été reconnu indirectement dans la constitution ; plus tard, il s’était développé et fortifié en même temps que la puissante république ; il en avait suivi les merveilleux progrès par des progrès correspondans ; il avait enrichi une moitié de la nation, tandis que le travail libre en enrichissait l’autre moitié ; enfin il était proclamé saint, et grâce à la complicité des ministres de la religion il s’était élevé à la hauteur d’un dogme. Aussi dans l’heure solennelle de la délibération suprême le président Lincoln dut se demander avec une pénible anxiété s’il avait bien le droit de tenter une œuvre qui avait effrayé George Washington. Plein du sentiment de son immense responsabilité, il hésita au moment de signer cet acte, qui marquait une nouvelle ère dans l’histoire, et lorsque la foule vint le féliciter de son audace, il refusa tristement tout éloge, craignant peut-être d’avoir causé la ruine de son pays. Heureusement la proclamation était lancée, et Lincoln n’est pas homme à faire un pas en arrière. D’ailleurs, eût-il essayé de reculer, les événemens se fussent bientôt chargés de le pousser en avant ou d’agir à sa place.

Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, les rebelles ne songèrent point à rentrer dans le sein de l’Union pendant les cent jours de répit qui leur avaient été accordés ; mais ils continuèrent la guerre avec un redoublement de furie, sentant que la date fatale leur ôtait toute chance de donner un semblant de justice à leur cause. Sans aucun doute, ils eussent réussi à faire triompher pour longtemps leur autonomie nationale, s’ils avaient pris les devans dans l’œuvre d’émancipation et proclamé la liberté de leurs esclaves. Le général-évêque Léonidas Polk, l’un des plus riches planteurs de la Louisiane, recommandait cette politique audacieuse. De même en Europe la plupart des hommes intelligens qui voyaient avec plaisir la scission des États-Unis conseillaient au gouvernement confédéré d’adopter au moins en apparence des mesures favorables à un affranchissement ultérieur des noirs. Tous ces prudens avis avaient été négligés, par la raison bien simple que, sans la possession indéfinie de leurs esclaves et le pouvoir d’étendre l’institution patriarcale, l’indépendance politique n’offrirait plus aucun avantage aux planteurs du sud. Ils s’étaient soulevés pour le principe de l’esclavage ; ils voulaient vaincre ou succomber au nom de ce même principe. Néanmoins la lucidité que donne souvent l’extrême danger leur fit comprendre que la proclamation du président Lincoln leur faisait perdre