Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/705

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est vrai de dire que le général Butler aida puissamment à cette transformation de la servitude en travail libre. Ancien démocrate, ayant dû à la violence de ses opinions l’honneur peu enviable de siéger en 1860 dans la convention esclavagiste de Charleston, le général était arrivé à la Nouvelle-Orléans avec la ferme intention de ne jamais intervenir entre les deux races et de respecter l’institution tant de fois proclamée sainte ; mais, en dépit de la réserve qu’il s’était promis de montrer au sujet de la question fatale, il s’aperçut bien vite que le seul moyen de reconquérir le sud était d’y changer les conditions du travail. L’attitude des diverses fractions de la population orléanaise eût suffi d’ailleurs pour le lui prouver. Les planteurs, les riches négocians, tous ceux qui, sous une forme ou sous une autre, vivent des produits de l’esclavage, accueillaient les troupes fédérales avec un sentiment de profonde hostilité, et, refusant presque unanimement de prêter le serment d’allégeance, se servaient de leurs journaux pour faire aux hommes du nord une guerre continuelle de calomnies et d’insinuations perfides. En revanche tous les blancs appartenant à la classe des ouvriers et des artisans s’étaient empressés, au nombre de 14,000, de protester de leur dévouement à l’Union, et saluaient « l’ancien drapeau » de leurs acclamations enthousiastes[1]. Le général Butler prit rapidement son parti : il appliqua largement la loi de séquestre votée par le congrès, déclara confisqués, et par conséquent libres, tous les esclaves qui se trouvaient dans les districts encore insurgés de la Basse-Louisiane, donna des ordres pour que les nègres marrons fussent accueillis dans les lignes fédérales, et, désirant procéder au recensement des noirs qui avaient droit à la liberté, fit cesser toutes les ventes fictives qui faisaient passer aux mains de planteurs prétendus loyaux les propriétés situées entre le Mississipi et le bayou Lafourche. Il tâchait en même temps de réconcilier les noirs avec les propriétaires qui prêtaient le serment de fidélité à l’Union. C’est ainsi que dans les importantes paroisses de Saint-Bernard et de Plaquemine il traita au nom des nègres fugitifs et promit leur retour sur les plantations, si les habitans s’engageaient de leur côté à ne jamais exiger un travail de plus de dix heures par jour, à supprimer complètement les châtimens corporels, et à payer aux noirs un salaire menseul de 10 dollars pour les hommes, de 5 dollars pour les femmes et pour les adolescens de dix à quinze ans. Confians dans la parole du général, les nègres, devenus ouvriers salariés, consentirent à regagner leurs cases, et se mirent au travail avec une émulation qu’on ne leur connaissait pas. Les planteurs furent les premiers à profiter du sacrifice de leurs prétendus droits. Plusieurs d’entre eux, enchantés

  1. Lorsque Butler quitta la Nouvelle-Orléans, 67,000 personnes avaient prêté le serment de fidélité ; 21,020 avaient inscrit leurs noms sur la liste des ennemis de l’Union.