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dans les anciens monumens historiques. Leurs vêtemens ont la couleur du sable ou de l’argile ; ils se montrent partout les mêmes et défient en quelque sorte la terre de laisser aucune empreinte sur leurs habits. Il y a encore des châteaux et des villages du nord de l’Angleterre ou de l’Ecosse où l’on redoute leur arrivée pour l’ouverture d’un chemin de fer, tant est accrédité le bruit populaire qui les présente comme de robustes aventuriers bouleversant tout sur leur passage. Leur conduite se trouve pourtant très éloignée de justifier ces alarmes. En général ils se montrent exemplaires dans leurs rapports avec les paysans. Ne sont-ils point de la même famille ? Enfans de la terre, les uns la cultivent à la surface pour la nourriture de l’homme, les autres la coupent, la remuent ou la percent sous les montagnes pour ouvrir des voies de communication aux produits de l’agriculture. Il est bien vrai, car je ne veux rien cacher, que les navvies se querellent et même se battent quelquefois entre eux ; cela tient sans doute à un excès de forces qu’ils éprouvent le besoin d’exercer en dehors des travaux. Après tout, ce sont de braves cœurs, et bien souvent ces chevaliers du poing protègent ainsi à leur manière la veuve et l’orphelin. L’accès de colère passé, ils se montrent généreux envers leurs confrères battus et les aident volontiers dans l’occasion. En certains endroits, ils habitent durant quelque temps des huttes élevées à la hâte et bâties de leurs propres mains dans le voisinage des travaux. Des femmes accoutumées à les suivre de comté en comté partagent joyeusement cette rude manière de vivre. Si quelques orages troublent çà et là le repos du toit domestique, c’est le plus souvent la faute de l’intempérance. Le navvy n’est guère économe ; il dépense ou, pour mieux dire, boit volontiers le gain de la semaine. Cette imprévoyance tient chez lui au sentiment de sa force et de sa valeur personnelle ; il sait bien que, tant qu’il aura des bras, il trouvera du travail et des moyens d’existence. On le déterminerait très difficilement à placer son argent ; mais il est possible qu’il assure sa vie, seul capital dont il tienne compte et dont la perte puisse mettre en danger sa famille. Les terrassiers anglais se distinguent en outre par un brusque et vraiment incommensurable patriotisme. Ils aiment avec passion cette vieille Angleterre à la grandeur et à la prospérité de laquelle ils concourent par leurs énergiques travaux ; on pourrait même dire que pour eux il n’y a que l’Angleterre au monde. J’ai vu à Nivelles, en Belgique, des navvies qui étaient venus pour construire un chemin de fer local, entrepris par d’habiles constructeurs anglais, MM. Waring ; ces bons ouvriers se montrèrent tout étonnés quand ils apprirent qu’ils n’étaient plus sous les drapeaux de la Grande-Bretagne. Suivant leurs idées, la Belgique devait appartenir aux Anglais, puisqu’on