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ne pourront jamais soutenir la comparaison avec le Menai tubular bridge, dans la principauté de Galles[1], qui a immortalisé le nom de Stephenson. Ce qu’il y a de particulier dans l’ordre de faits qui nous occupe est de conduire de fougueuses locomotives et des trains d’une interminable longueur à travers un fleuve large et orageux, gros de trafic et encore assez près de son embouchure pour être soumis à la fureur des ouragans et des marées. Il fut un temps où les ponts de Londres excitaient la surprise et l’admiration des étrangers. Encore aujourd’hui qui ne passe en sleamboat (bateau à vapeur) sous London-Bridge sans être saisi par la hardiesse et la noble courbure de ces longues arches de pierre appuyées vaillamment sur de rares et massifs piliers ? Eh bien ! le triomphe de la force matérielle éclate d’une manière encore bien plus visible dans la construction des nouveaux railway bridges destinés à porter non plus des voitures, mais des wagons. Trois ponts doivent traverser la Tamise dans toute sa largeur pour relier la Cité, Holborn et Charing-Cross au système de chemins de fer en vigueur sur la rive du sud ; de ces trois viaducs un seul, celui de Hungerford, se montre assez avancé pour qu’on puisse se faire une idée exacte du caractère des travaux[2].

Il y avait jusqu’ici à Hungerford un pont suspendu élevé en 1832 par J.-K. Brunel ; il était maintenu, par des chaînes de fer et s’appuyait aux deux extrémités sur deux tourelles de brique d’un effet assez original. Aujourd’hui cet ancien pont n’a point entièrement disparu, mais on peut dire qu’il a été saisi, dévoré, absorbé par une autre construction d’une forme bien différente qui croissait et se développait sous lui depuis des mois. Encore quelques semaines, et les tourelles qui le surmontent doivent être abattues ; les chaînes de fer qui le suspendaient en l’air doivent être détachées et envoyées à Clifton, tout près de Bristol, où elles soutiendront un autre pont construit sur le même modèle, présent d’une ville à une autre ville. Si le caractère du premier Hungerford-bridge était la grâce un peu prétentieuse, le caractère du second, avec lequel le pont suspendu a fini par se confondre, est au contraire une énergie de résistance formidable. Ce dernier s’appuie sur de mornes et robustes colonnes de fer, soutenu qu’il est d’ailleurs dans toute sa longueur par de monstrueux supports (struts) en lames de fer forgé. À cette construction cyclopéenne" il ne faut point trop demander l’élégance ; mais on éprouve, à la vue de ces grands ouvrages, un sentiment de stupeur et comme, une confiance hautaine dans la puissance de

  1. Ce fameux pont de Menai, entre l’Angleterre et l’Ile d’Anglesey, traverse en quelque sorte la mer.
  2. Le railway bridge de Blackfriars ne s’annonce encore que par une forêt de pilotis, devant lesquels on allume durant la nuit des feux flottons pour avertir les bateaux.