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affaires locales et où se recrutent les fonctionnaires. Ce sont encore les mêmes vices, la même brutalité naïve qu’à Angora. Le premier soir, au moment où nous allions nous mettre à table, arrivent le mudir et un des membres du medjilis, Saïd-Effendi, parent de notre hôte, homme jeune aussi, d’une figure fine et d’une mise coquette. On demande si nous buvons à nos repas du vin ou de l’eau-de-vie. « Du vin, » répondons-nous. Aussitôt un des domestiques va en chercher. C’est aussi lui, un Turc, qui nous en verse à table. Comme il tient la bouteille négligemment : « Prends garde d’en répandre, lui dit notre drogman ; nous sommes ici dans une maison musulmane. » Les effendis qui sont là entendent la recommandation et s’écrient tous en riant : « Cela ne fait rien, cela ne fait rien ; allez toujours. » Tous en effet boivent du vin et de l’eau-de-vie, de l’eau-de-vie surtout. Si notre hôte ne fait pas remplir son verre en même temps que le nôtre, c’est que déjà il est à moitié ivre de raki et qu’il s’en fait encore apporter pendant le repas. Le dîner est bon, mais la conversation manque d’intérêt ; la langue épaisse, en dodelinant de la tête, notre amphitryon répète au docteur toutes les deux ou trois minutes : « Si tu ne me rends pas gras, je ne te laisse pas partir. » Aussitôt le repas fini, notre hôte s’éclipse, sans doute pour ne pas nous rendre témoins de la catastrophe qu’il est aisé de prévoir. C’est à peu près ainsi, nous disent ensuite les domestiques, que les choses se passent tous les soirs. Quand il ne peut gagner sur ses jambes son harem, on l’y porte, et il y reste jusqu’au lendemain à cuver sa lourde ivresse. Cette race, ainsi que les Indiens de l’Amérique du Nord, périt rongée, consumée par l’eau-de-vie. Comme s’ils étaient pressés d’en finir, les Turcs ne négligent rien de ce qui peut tarir en eux les sources de la vie et hâter l’irrémédiable décadence. Père de deux enfans malingres et chétifs, notre hôte est atteint d’une maladie honteuse, aussi bien que son cousin et le mudir. Nous sommes habitués maintenant à ces confessions des effendis. Je voudrais les faire entendre à ceux qui soutiennent que la polygamie et la réclusion des femmes préservent les Orientaux de la débauche et de toutes ses tristes conséquences.

Saïd-Effendi, pour pouvoir consulter plus commodément le docteur Delbet, nous invite à aller prendre le café chez lui. Il habite une belle maison à l’ancienne mode, ornée de boiseries délicatement travaillées. Un grand jardin en dépend, au milieu duquel, près d’une fontaine jaillissante et d’un bassin tout entouré d’arbres, s’élève un joli kiosque. Tandis que nous nous promenons dans cet enclos, ce jeune homme me confie que tout l’ennuie profondément. Il a aimé les voyages, les chevaux, la chasse ; il n’aime plus rien : tout le dégoûte. Une seule chose le distrait encore un peu : s’occuper de ses