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doute des mauvais gîtes et du froid auxquels ils ont été exposés en route. Nous apercevons une jeune femme, la sœur d’Aslan-Bey, qui se fait démêler les cheveux et peigner au peigne fin. Dites encore que les Tartares sont malpropres ! Nous voyons ensuite cette beauté tartare, sa toilette finie, se promener dans le village : elle n’est vraiment pas laide ; elle a des traits mignons et fins qui rappellent ceux de certaines femmes russes. Elle ne se cache pas, quoiqu’elle ait le visage entouré d’une espèce de voile rouge. Elle est vêtue d’une longue robe, aussi de couleur voyante, qui traîne un peu sur ses talons. Grande et mince, elle porte un costume, d’un goût moitié européen, moitié oriental, qui ne manque pas de piquant et fait un singulier effet au milieu de ces huttes sauvages et de ces paysannes turques dont les regards s’arrêtent curieusement sur l’étrangère. C’est pour nous comme un reflet de l’Occident, comme un souvenir lointain du payé. Aslan-Bey, le jeune chef, paraît intelligent. Les Turcs calomnient peut-être ces pauvres Tartares, leurs cousins germains : c’est que ces émigrans font supporter en ce moment-ci à la population des campagnes un fardeau dont les exactions des mudirs, heureux de saisir ce prétexte pour remplir leurs pochés, augmentent encore le poids. Ils ne comprennent d’ailleurs pas le dialecte que parlent les Tartares et ne peuvent ainsi entrer avec eux en relations suivies et affectueuses. On déteste toujours ceux que l’on connaît mal.

23, 26 novembre. — Nous avions à peu près terminé tout ce que nous nous proposions de faire à Euiuk ; neuf heures de marche nous conduisirent à Tchouroum, petite ville ou plutôt grand village qui s’étend à plat entre deux montagnes. Du dehors, l’aspect en est très insignifiant ; quand on y pénètre, on lui trouve une physionomie orientale très marquée : on voit briller sur les places les bâts cramoisis des chameaux agenouillés pendant que leurs conducteurs les déchargent, et des effendis de toutes les couleurs rentrent chez eux en galopant au milieu de la foule bariolée. En revanche les rues sont des bourbiers dont la fange noire, sans cesse remuée par les pieds des buffles et les roues de leurs lourds chariots, exhale une odeur infecte. Un zaptié nous conduisit au logement qui nous était destiné chez Ali-Effendi, un des membres du medjilis. Celui-ci, un assez beau jeune homme revêtu d’une riche pelisse bleue, nous accueillit fort gracieusement, sans pourtant se lever à notre entrée. Il n’y a guère que les pachas qui se montrent aussi polis pour un ghiaour. Plus les personnages sont haut placés, plus ils nous témoignent d’égards.

Pendant cette soirée et la journée du lendemain, que nous passâmes encore à Tchouroum, nous eûmes l’occasion d’étudier une fois de plus la haute bourgeoisie turque, la classe qui administre les